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LE DRAPEAU BLANC

— Les Anglais !… se mit à rire Foissan avec ironie. Ils sont encore là… ils y sont pour toujours !

— Ô mon Dieu ! dites-vous que la ville est prise et que l’armée est prisonnière ?

— C’est tout comme. Elle a été battue et presque anéantie. Le général Montcalm est mort, et la plupart de ses officiers également. Demain, c’est sûr et certain, la ville sera au pouvoir des Anglais !

Le vieux faillit tomber à la renverse. Il s’écria avec un grand accent de désespoir :

— Et mes deux fils, mes pauvres enfants… que sont-ils devenus !

— Tes fils, vieux, répliqua brutalement Foissan, doivent avoir été couchés pour toujours par les balles des Anglais. Tu peux donc te taper le ventre, car des miliciens il n’en est pas resté trois debout !

Et, ayant jeté un éclat de rire sardonique, il rejoignit ses gens.

Notons ici que Foissan avait exagéré à dessein pour le malin plaisir d’accroître les tourments d’angoisse qu’il avait devinés chez le paysan canadien. À cette époque où il existait tant de rivalités entre Français et Canadiens, ceux-ci étaient regardés par ceux-là comme des êtres bien inférieurs sous tous les rapports. Ceux qui arrivaient de France semblaient oublier que les premiers colons de la Nouvelle-France étaient leurs frères par le sang de la race, ils venaient au pays avec ce fou préjugé que le Canadien était un naturel de l’Amérique perfectionné. Et n’y en a-t-il pas de nos jours qui ne sont pas loin de tomber dans la même bêtise !… À vrai dire, ces préjugés n’existaient que parmi la classe inférieure très farcie d’ignorance ; mais n’empêche que la classe supérieure, telle que la petite noblesse et la bourgeoisie, était assez près de partager les mêmes préjugés. Mais, quelque peu instruite et mieux éclairée, elle reconnaissait que les Canadiens étaient des Français qui avaient fait souche au pays ; tout de même elle affectait souvent de considérer ces Canadiens comme dégénérés et elle essayait de les mépriser. C’est ce stupide préjugé qui fut cause le plus souvent des difficultés survenues entre Vaudreuil et Montcalm. Bien que M. de Vaudreuil fût issu d’une noble famille de France, il avait vu le jour sur le sol de la Nouvelle-France, en la cité de Québec, et cette naissance en terre coloniale avait suffi au Marquis de Montcalm pour regarder comme très inférieur à lui-même le Marquis de Vaudreuil, et pour le trouver incapable d’administrer avec compétence les affaires de la colonie. Mais disons que le Marquis de Montcalm ne pouvait souffrir facilement de relever d’un canadien et d’un homme qu’il considérait comme inférieur. Et ce préjugé du grand général était aussi le préjugé qui divisait l’armée. Les réguliers considéraient les miliciens comme de bien piètres soldats ; de leur côté les miliciens revendiquaient une bravoure et un savoir-faire égaux tout au moins à ceux des réguliers. La discipline se ressentit fort de ces mesquines rivalités. Il fallut, un jour, que M. de Vaudreuil donnât autant que possible des officiers canadiens aux milices, qui ne pouvaient plus souffrir le dédain qu’affectaient à leur égard un grand nombre d’officiers français. Bien entendu un régulier ne pouvait admettre qu’il fût commandé par un canadien.

Toutefois, Montcalm eut le tact et le bon esprit d’accepter les vues de M. de Vaudreuil à ce sujet et de rendre aux milices tous les mérites qui leur revenaient. Et c’est ainsi qu’il fut tout autant aimé des Canadiens que M. de Vaudreuil. Mais s’il est vrai que les paysans canadiens ne possédaient pas l’entraînement militaire des réguliers, n’empêche qu’à Oswégo, à Carillon et à Montmorency ils firent des prodiges que les officiers français ne purent ni méconnaître ni taire. Et si à la bataille des Plaines d’Abraham les miliciens ne montrèrent pas autant d’enthousiasme qu’à Montmorency, c’est dû à une faute de Montcalm qui, dans sa précipitation, ne leur donna pas un poste de combat aussi enviable que celui des réguliers. Et pourtant, c’est grâce à la ténacité et au courage des miliciens de Sénézergues, si les régiments de réguliers de Montcalm et de Montreuil ne furent pas complètement anéantis. Et il faut tenir compte, encore, que ces miliciens, et plus particulièrement ceux de Fontbonne n’étaient pas aussi bien équipés en armes et en munitions que l’étaient les réguliers. Quoi qu’il en soit, les historiens allaient plus tard rendre aux miliciens tous les hommages qui leur étaient dus.

Foissan, étranger au pays et ne tenant pas les Canadiens en très haute estime,