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LE DRAPEAU BLANC

éclair ; mais l’autre, en tournant le dos, fut atteint dans la nuque, et la lame de Flambard lui traversa la gorge de part en part.

— Par ma foi ! éclata de rire Flambard, je n’ai de ma vie embroché si bien un oiseau de nuit !

Puis il cria en essuyant sa rapière sur l’uniforme du garde qu’il venait de frapper à mort :

— Merci, mon ami postillon, et merci à vous, maître Hurtubise ! Les oiseaux sont morts, il ne reste qu’à les plumer et à les faire rôtir !

— Ah ! monsieur Flambard, s’écria l’aubergiste avec admiration, vous m’avez abattu des oiseaux trop farcis de péchés pour les faire rôtir convenablement ; mais, je crois bien que le diable s’en chargera mieux que je ne le pourrais faire !

À cet instant, des paysans et des villageois apeurés, qui dès le commencement du combat s’étaient dissimulés dans les ténèbres, se rapprochèrent timidement et pénétrèrent dans le cercle de clarté.

— Ah ! ça, mes amis, leur cria Flambard, puisque maître Hurtubise ne veut pas des oiseaux que je lui ai abattus, je vous prie de vous charger de ces quatre charognes et de les aller jeter sur le fumier derrière l’écurie, où des corbeaux s’en gaveront à cœur-joie !

Rapidement, il tira une bourse de sa poche et la jeta au postillon :

— Tenez ! mon ami, vous défrayerez toutes ces braves gens à ma santé ! Bonne nuit ! lança-t-il, au moment où un long hennissement montait dans l’espace.

Flambart avait reconnu ce hennissement. Il s’élança vers un bosquet, tandis que l’aubergiste élevait son flambeau pour l’éclairer. Il trouva sa monture attachée à un arbre. L’instant d’après un galop furieux retentissait sur la route vers les Trois-Rivières.

Le spadassin laissait derrière lui quatre morts et deux blessés !


— VII —

LES FAUSSAIRES


Aussitôt après le départ de Flambard, l’aubergiste et le postillon étaient en toute hâte rentrés dans l’auberge, laissant la place dans la plus complète obscurité. Croyant avoir affaire à des détrousseurs. l’aubergiste s’était bien gardé d’ouvrir ses portes pour défrayer les villageois et paysans, il ne voulut pas prendre le risque de voir sa maison prise d’assaut par des brigands que, pensait-il, l’arrivée de la malle-poste avait attirés dans l’espoir d’y moissonner un riche butin. Et puis, après que se fut perdu dans la nuit le galop du coursier de Flambard, un autre galop s’était fait entendre comme arrivant de Saint-Augustin ; mais, celui-là, c’était le galop d’une troupe de cavaliers. Si c’étaient d’autres bandits qui venaient donner main-forte à leurs camarades ? Non, maître Hurtubise n’allait certainement pas ouvrir ses portes qu’il avait solidement barricadées.

La troupe de cavaliers qui s’approchait n’était autre que celle de Foissan et de ses six gardes.

Mais avant de poursuivre la suite des événements de ce récit, il importe, croyons-nous, de faire connaître à notre lecteur le maître de « La Cloche d’Argent ».

Ancien fantassin de l’armée du roi de France, puis garde-forestier, maître Hurtubise était venu en Nouvelle-France en 1740 pour s’y établir comme aubergiste. Il s’était d’abord installé à Batiscan, autre point de commerce non moins important que la Pointe-aux-Trembles. Durant une couple d’années il avait fait de très belles affaires en troquant de l’eau-de-vie contre les pelleteries que lui apportaient les trappeurs indiens. Maître Hurtubise se livrait à ce commerce, bien que strictement défendu depuis 1660, alors que Mgr  de Laval et Monsieur d’Argenson avaient émis à ce sujet les édits les plus sévères. Depuis, ces édits n’avaient pas cessé de demeurer en vigueur.

Le négoce de maître Hurtubise ayant été dénoncé à M. de Beauharnois, qui gouvernait le pays à ce moment, celui-ci infligea au trafiquant clandestin une lourde amende et le menaça, en même temps de déportation s’il recommençait. L’aubergiste se le tint pour dit. L’amende payée, plus que la menace de déportation, avait fait sur le pauvre diable une salutaire correction. Mais les Indiens, qui ne voulaient reconnaître aucune autorité, s’étant vu refuser de l’eau-de-vie par l’aubergiste, lui en gardèrent rancune. Par une nuit fort noire de l’automne de 1742, ces Indiens rancuniers pénétrèrent dans le village de Batiscan et incendièrent l’auberge de maî-