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LE DRAPEAU BLANC

tre Hurtubise et les dépendances. Presque ruiné l’aubergiste alla se fixer aux Trois-Rivières où, pendant quelques mois, il ne s’occupa que du commerce régulier des fourrures. Sa bonne conduite, ajoutée au malheur qui l’avait si fortement atteint, émut M. de Beauharnois qui lui fit faire remise de l’amende payée six mois auparavant, et maître Hurtubise, se trouvant inopinément à la tête d’un nouveau capital, alla établir auberge à la Pointe-aux-Trembles.

Maître Hurtubise était donc bien connu dans la contrée, tant des Canadiens que des Français et Indiens, et avec ces derniers il avait peu à peu repris son ancien commerce. Mais cette fois son commerce se trouvait hautement protégé par l’influence du sieur Cadet à qui il revendait les pelleteries acquises des Indiens à vil prix.

Foissan arriva devant l’auberge obscure et silencieuse et sonna violemment la cloche d’argent. En même temps il cria :

Par le diable ! maître Hurtubise, est-ce qu’on se musse à présent à l’heure des moines ? Holà ! holà !

Expliquons qu’à cette époque les auberges tenaient portes ouvertes la nuit comme le jour, et, naturellement, le voyageur harassé ne manquait pas d’exprimer son étonnement ou sa colère en trouvant fermé un établissement de ce genre.

La voix de Foissan fut entendue du survivant des gardes de Bigot et des soldats de Vergor qui demeuraient cachés dans les brousses à quelques pas de l’auberge. Ils s’approchèrent, vivement des cavaliers.

— Qui va là ? demanda Foissan en voyant ces ombres humaines marcher dans les ténèbres.

— Gardes de l’intendant ! répondit le garde en s’arrêtant près de Foissan.

— Ah ! diable, veux-tu me dire ce que tu fais ici, toi ? Et ces gens ?

Il indiquait les soldats de Vergor arrêtés à deux pas.

Le garde lui narra la scène qui venait de se passer sur la place de l’auberge.

— Par la faim et la peste ! hurla Foissan, veux-tu me dire que ce damné Flambard nous échappe tout à fait ?

— Et aussi que rien nous sert de le rattraper, car il aura atteint le Fort Richelieu avant nous !

— Le Fort Richelieu ? fit Foissan sans comprendre.

— Oui, monsieur, expliqua le garde, il paraît que Monsieur de Lévis est depuis hier au Fort Richelieu, et que, tout probablement, il est en route pour Québec.

— Oh ! potence d’enfer ! vociféra Foissan tout à fait hors de lui à cette nouvelle ; qu’allons-nous faire à présent ?

— Peut-être bien, émit le garde confus, qu’on pourrait arrêter Flambard à son retour, car il reviendra.

— Oui, il reviendra fort probablement, gronda Foissan ; mais une chose plus probable encore, c’est qu’il aura remis à Monsieur de Lévis ce message que nous voulions empêcher de lui parvenir.

Avec rage Foissan se mit à tirer à tour de bras la corde de la cloche d’argent qui fit entendre un carillon étourdissant.

— Que fait, veux-tu me dire, cette brute d’aubergiste ? demanda Foissan au garde.

— Monsieur, maître Hurtubise s’est barricadé comme si cent mille Anglais avaient envahi le village.

— Eh bien ! nous allons enfoncer la barricade.

Et plus rageusement que jamais il fit sonner la cloche à toute volée.

— Hé ! dites donc, vous, cria tout à coup du premier étage de la maison une voix courroucée, avez-vous ordre du gouverneur de casser ma cloche ?

C’était la voix de l’aubergiste qui avait entr’ouvert le volet d’une fenêtre.

— Holà Maître Hurtubise, clama Foissan, depuis quand votre porte est-elle en pleine nuit de froidure fermée aux honnêtes voyageurs ?

— Depuis, répliqua l’aubergiste, que les malandrins ont envahi notre paisible village ; car je suis ici pour protéger la vie d’autres honnêtes voyageurs. Et d’abord, quel est votre nom ?

— Foissan… Vous me connaissez bien ?

— En effet, je me rappelle votre nom. D’où venez-vous ?

— De Québec, et en mission, cette nuit, de la part de Monsieur l’intendant.

— Mais ces malandrins… que je vois dans l’ombre ?

Foissan partit de rire.

— Erreur, Maître Hurtubise, lubie de votre part : ce ne sont nullement des malandrins, mais des gardes de Monsieur Bigot et des soldats de Monsieur de Vergor. Ouvrez donc et vite, car nous avons faim