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LE DRAPEAU BLANC

et soif, sans ajouter que le froid de la nuit nous incommode !

L’aubergiste ne parut pas être convaincu par ces déclarations. Il pensa que cet homme, qui se donnait le nom de Foissan, pouvait être un imposteur et un maraudeur dont l’unique dessein était de pénétrer dans l’auberge pour la rançonner et la piller. Sans mot dire il referma le volet.

Foissan pensa qu’il allait descendre et ouvrir la porte ; il n’en fut rien. L’auberge continua de demeurer silencieuse et obscure.

Dix minutes s’écoulèrent. Les gardes et soldats grelottaient devant la véranda, battaient des pieds et des mains avec impatience.

Le froid augmentait à mesure qu’avançait la nuit. Le ciel, jusque-là obscurci de nuages, venait de se découvrir par le nord-est où de pâles étoiles hasardaient un timide rayon dans la nuit. Et la nuit peu à peu s’éclairait, non seulement à la lumière des étoiles, mais encore à celle de la lune qui, à son déclin, apparaissait au-dessus des coteaux s’échelonnant vers Québec. Le hameau, les bois, les collines sortirent lentement de l’obscurité, dessinèrent vaguement leurs formes et s’argentèrent de frimas. Au-dessus des eaux tranquilles du fleuve une vapeur blanche s’éleva légère et transparente comme une gaze, dans laquelle les rayons des astres mettaient des scintillements. La plus grande sérénité plana sur tout le pays.

Toute la façade de l’auberge s’était éclairée comme aux lueurs d’une aurore. La cloche d’argent, balançant encore de la rude secousse que lui avait imprimée Foissan, refléta les rayons lunaires, et l’on eût dit que des lingots d’argent tombaient du ciel sur la terre.

Foissan s’était mis à égrener tout un chapelet de jurons à l’adresse de l’aubergiste qui continuait de faire la sourde oreille. Mais soudain un roulement de voiture et des heurts de sabots troublèrent le silence de la nature ; puis apparut sur la route de Saint-Augustin une berline attelée de quatre chevaux et, roulant à toute vitesse.

Foissan esquissa un sourire et ordonna à ses gens de s’écarter, afin de laisser libre l’entrée de la véranda.

La minute d’après la berline, toute poudreuse, s’arrêtait avec grand bruit devant l’auberge toujours silencieuse. Cette voiture, comme on s’en doute bien, portait Péan et sa femme.

Foissan courut ouvrir la portière.

— Ah ! monsieur, s’écria-t-il, peut-être pourrez-vous faire ouvrir sa porte à cet entêté d’aubergiste qu’est maître Hurtubise.

— Oh ! oh ! fit Péan avec surprise et colère, maître Hurtubise veut s’amuser à faire poser les gens de Monsieur l’intendant ? Nous allons voir !

Il descendit de la berline, puis tendit son bras à sa femme. Celle-ci, légère comme une jeune biche, sauta lestement à terre sans daigner prendre le bras offert. Péan et sa femme étaient tous deux chaudement emmitouflés de riches fourrures.

La jeune femme jeta un regard curieux autour d’elle, et malgré le pittoresque des lieux elle parut éprouver une sorte de malaise, et ses épaules se soulevèrent comme avec mépris. Pourtant, tout ce qui l’entourait aurait dû susciter son admiration. Car ce coin du pays revêtait tout à coup pour ainsi dire un charme exquis. La lune répandait plus de clarté, et plus un nuage ne tachait la voûte des vieux. Le paisible hameau haussait ses toits pointus du sein de bouquets d’arbres dont les feuilles, blanches de gelée, bruissaient comme de minces lames d’argent entre-choquées. Tout à l’entour, par l’ouest, le nord et l’est, les coteaux se dressaient tout argentés aussi de frimas, et sur leurs sommets pâles semblait s’appuyer le globe sombre du firmament. Et ce firmament ressemblait à une immense draperie de velours bleu dans les plis de laquelle avaient été enchâssés d’innombrables diamants dont les feux multiples papillotaient en s’entre-croisant. Sous ce ciel et aux pieds du hameau glissait un magnifique cours d’eau, à peine ridé à sa surface, et qui paraissait s’étendre comme une énorme glace où les astres de la nuit miraient avec une sorte de timide volupté leurs rayons. Non… toute cette beauté étrange et mystérieuse ne parut pas impressionner la belle Mme Péan, accoutumée qu’elle était aux clartés violentes des salons et à leurs beautés artificielles et fantaisistes, et la belle nature canadienne qui se dévoilait à elle dans toute sa majestueuse grandeur n’en reçut qu’une petite moue de dédain.