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LE DRAPEAU BLANC

Il frappa un timbre d’argent.

Peu après parut un valet à qui il commanda :

— Apporte de suite une écritoire et du parchemin !

Le valet fit diligence. Avant que dix minutes ne se fussent écoulées, Péan, sa femme et Foissan étaient tous trois réunis autour de la table. Péan écrivait fiévreusement, pendant que les deux autres personnages demeuraient silencieux, attentifs, leurs regards anxieux attachés à la plume qui courait en bruissant. Une fois ou deux il s’arrêta brusquement en levant ses yeux vers le lustre, les sourcils rapprochés, les lèvres serrées. Il cherchait un mot qui lui échappait. Puis, ayant trouvé ce mot, il se remettait plus fébrilement à sa besogne.

Après dix longues minutes de ce travail, il déposa sa plume sur l’écritoire, prit la feuille de parchemin entre l’index et le pouce de chaque main, l’éleva un peu, et prononça avec une manifeste satisfaction :

— Voilà qui est fait. Écoutez, je vais lire.

Il lut :


À Monsieur de Ramezay,

Commandant de la garnison,
à Québec.

Attendu, monsieur, que je viens de recevoir ma nomination au poste de chef de l’armée de la Nouvelle-France, que cette armée, rompue, sans vivres, sans munitions, retraite vers la rivière Jacques-Cartier, et attendu que je ne pourrai la refaire en bon ordre de combat assez tôt pour vous porter secours, s’il est vrai, comme on me l’assure, je vous prie pour ces motifs de hisser le Drapeau Blanc et de négocier les meilleurs termes de reddition. Écrit de ma main aux Trois-Rivières, ce 14 septembre 1759.

Marquis de LÉVIS.


— C’est parfait, approuva Mme Péan.

— On croirait, dit Foissan avec un sourire légèrement ironique, entendre la voix de Monsieur de Lévis dictant cet ordre à Monsieur de Ramezay.

— Ami Foissan, ricana Péan, il faudrait croire à présent que l’écriture de ce message est de la main personnelle de Monsieur le marquis de Lévis, et non plus de celle de Monsieur Hughes Péan.

— Oh ! sourit Foissan avec vanité, rien de plus facile de transformer votre main en celle de Monsieur le marquis ; il ne suffit que d’un modèle.

— Je sais, maître Foissan, que vous êtes fort habile à imiter l’écriture d’autrui, et c’est pourquoi j’ai apporté avec moi le modèle que vous désirez.

Il tira de sa veste un papier qu’il tendit à Foissan.

— Voilà, ajouta-t-il, une lettre de Monsieur de Lévis qui fut adressée à Monsieur l’intendant, il y a un mois, voyez !

Foissan jeta un rapide coup d’œil sur le papier et l’écriture. Puis il sourit, et sans mot dire, prit la plume, une feuille de parchemin et se mit à transcrire la lettre rédigée par Péan. Il ne lui fallut que juste dix minutes pour accomplir ce travail. Puis il mit, avec un sourire satisfait, les deux lettres sous les yeux de Mme Péan, disant :

— Comparez, madame.

La jolie femme poussa une exclamation de surprise.

— C’est inimaginable, déclara-t-elle, et je me demande si vous n’avez pas réussi cette écriture par un sortilège quelconque.

Foissan, très flatté, ricana.

Péan à son tour examina les deux parchemins et reconnut que les deux écritures se ressemblaient en tous points.

Puis le trio se regarda un moment et partit de rire.

La minute d’après l’aubergiste apparaissait, majestueux, précédant six laquais chargés de plats fumants et de carafes scintillantes.

— Excellences… murmura-t-il en s’inclinant profondément.

Les valets dressèrent la table.


— VIII —

OU JEAN VAUCOURT SE VOIT CONTRAINT DE MODIFIER SES PLANS


Pendant que Péan, sa femme et Foissan, que les deux premiers avaient eu la complaisance d’inviter à leur table, faisaient bombance — car ce voyage nocturne avait excité leur appétit et leur soif, — et tandis que, en bas, dans la grande salle commune, l’escorte de Péan et les soldats de Vergor faisaient ripaille, un cavalier couvert de poussière s’arrêta devant l’auberge et,