Page:Féval - Cœur d’acier,1865.djvu/234

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était laid, chétif et mal tourné. Échalot le tenait tout frétillant dans ses bras et essayait de lui faire avaler un bon morceau de saucisson au gros poivre. Saladin résistait comme un diable. Échalot lui disait avec cette implacable douceur des gens patients :

— Saladin, tu n’es pas raisonnable ! Tu ne peux pas toujours téter jusqu’à l’âge de ta conscription, pas vrai ! Avale ça comme un mignon garçon, puisque c’est pour ton bien, ayant consulté un vétérinaire, et qu’il est temps de te sevrer, mioche, pour commencer ta première éducation.

Saladin ne voulait pas. Il faisait d’abominables grimaces et essayait de crier ; mais Échalot, qui connaissait la puissance de sa voix et craignait le scandale, lui tenait la bouche à poignée, disant :

— T’as les torts de ton côté. Ton papa ne fait rien pour toi, c’est moi seul qu’en ai toutes les charges. Sois gentil. Le saucisson te communiquera une force virile, bien supérieure au lait qu’est tripoté dans Paris, à l’aide d’amidon et de cervelles d’anciens chevaux de fiacre. N’y a pas plus brigands que les laitiers… Vas-tu l’ouvrir, petite drogue, ta bouche !… Tu vois, Saladin, tu m’as forcé pour la première fois à l’impolitesse à ton égard !

Saladin, qui se roulait comme un serpent, échappa à son étreinte et laboura de dix ongles noirs et crochus qu’il avait la pauvre joue maigre de son père nourricier. Échalot l’embrassa.

— Gamin d’espiègle, grommela-t-il en riant, auras-tu de l’esprit !

Puis, avec une fermeté douce :

— N’empêche que tu devrais remercier le ciel d’être sevré avec du saucisson ! Faut que l’homme soit sevré dans sa jeunesse. Tu m’en sauras gré plus tard. Allons, Saladin, sois raisonnable ! Ça te fera du bien à ta santé. Voyons ! goûte-moi ça ! Est-ce que je tète, moi ? N’y a que toi ici qui tètes ! t’as pas honte !

La sueur coulait de son front ; il l’essuya d’un revers de manche et pensa :

— Une idée qu’il a, quoi ! si jeune, c’est déjà buté contre le saucisson !