Page:Féval - Cœur d’acier,1865.djvu/47

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— Bah ! pensa-t-il, pourquoi se fâcher ? Je ne sortirais pas d’ici pour entrer chez le roi ! Ça me va, moi, cette vie-là ! C’est drôle ! c’est artiste ! Est-ce ma faute si j’ai des goûts au-dessus de mes rentes ? Celui-là aura le sort des autres. Elle n’aime personne, excepté moi !

Il se frotta les mains après avoir déposé le poulet dans un plat abondamment ébréché.

Roland était entré, cependant, et la porte extérieure avait été refermée au verrou. Joulou n’entendait plus qu’un murmure de voix du côté du salon.

— Brute ! grommela-t-il. Pas si brute ! la vie d’étudiant, quoi ! le quartier latin ! on se moque pas mal des rabat-joie. Elle n’a pas faim ; je vais piquer un coup de fourchette, moi ! à la papa !

Marguerite était assise sur son divan et Roland s’agenouillait à ses pieds.

— Ça n’a pas de bon sens d’avoir des yeux pareils, murmura-t-elle. Je ne plaisante pas. Vous êtes bien trop beau pour un homme ! C’est laid.

— Ce n’est pas répondre, fit Roland dont la voix tremblait.

— Répondre à quoi ? toujours la même chanson ? Je ne vous aime pas, vous savez bien. C’est entendu, c’est convenu. Je n’ai pas le cœur des autres femmes. Je crois que je n’ai pas de cœur.

Roland la contemplait fasciné. Tout en prononçant ces dures paroles, elle avait enlevé la toque du beau Buridan et passait ses doigts doucement dans les larges boucles de sa chevelure.

— Oh ! dit le grand enfant, radotant de bonne foi ces lieux communs qui prennent une saveur en passant par la bouche des naïfs, et qui, d’ailleurs, convenaient si bien à son costume de comédie, — ne blasphème pas, Marguerite ! Dieu te punirait ! Tu aimerais sans espoir !

— Est-ce que nous nous tutoyons ? demanda-t-elle en retirant sa main.

Il rougit encore. Elle ajouta :

— On est en carnaval. Je vous pardonne. Allez !

Ces quelques mots avaient été prononcés avec cette netteté légère et froide qui donnait à penser qu’elle avait pu s’asseoir parfois dans un vrai salon.