Page:Féval - Cœur d’acier,1865.djvu/48

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Joulou, lui, était assis devant la table de la cuisine et découpait le poulet avec sensualité, membre à membre, pour faire du tout une jolie pyramide sur une assiette fendue.

Marguerite jouait avec le chapelet de grosses perles qui ruisselait sur sa poitrine éblouissante. Il y avait des instants où Roland éprouvait une douleur aiguë à la regarder.

— Tout vous va bien, dit-elle après un silence. Si vous n’étiez pas fier et que vous fussiez pauvre, les tailleurs vous habilleraient pour rien.

Une larme roula dans les yeux de Roland.

— Je suis fier, prononça-t-il tout bas en relevant la tête.

— Et vous n’êtes pas pauvre ?

— Si fait… Je suis très pauvre.

Elle l’enveloppa d’un regard qui glissait comme un jet liquide et brillant à travers ses paupières demi-closes.

— Si je pouvais aimer, pensa-t-elle tout haut, ce serait un homme pauvre et fier.

Elle se leva, déployant d’un haut-le-corps hardi toute la gracieuse splendeur de sa taille.

— Mais, ajouta-t-elle, je sais bien que je ne peux pas aimer.

Figurez-vous que les deux bouteilles de Beaune, conseillées par Joulou, pour remplacer la bière, étaient à la cuisine. Il les avait prises d’avance, au crédit de la belle pécheresse, au fond d’une de ces cornes d’abondance, spéciales au pays latin et à la contrée Bréda : le fameux épicier qui vend les truffes à quarante sous la livre.

Ô jeunesse ! âge noble et charmant ! Ô souriante poésie qui croit au Champagne de seltz, à ces truffes et à ces amours !

Le vicomte Joulou avait des illusions médiocres, mais son estomac était beau comme un regard de Marguerite. Il aimait le madère de La Villette sans y croire. Nous espérons, à la longue, séduire complètement le lecteur par la peinture habilement réussie de ce grand caractère.

Au moment où Joulou débouchait avec respect la première bouteille de Beaune pour la poser auprès de l’assiette où le poulet découpé formait une appétissante pyramide, le célèbre « chœur des buveurs » que la mode commençait à introduire dans