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Page:Féval - Cœur d’acier,1865.djvu/60

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café noir.

Il était de mauvaise humeur, croyez-le bien. Il avait fait déjà dix fois pour le moins le voyage du couloir. Il buvait en grondant, il mangeait en fermant les poings. La chanson que l’étude Deban radotait là-bas, à la Tour de Nesle, avec un entêtement héroïque, le mettait en colère. Ses joues étaient brûlantes, ses yeux avaient des filets de sang ; il était plein ; il était ivre.

Et l’idée fixe de son ivresse solitaire était que l’autre Buridan venait lui prendre sa position.

Cornebœuf ! sa grosse tête se montait là-dessus, et, à chaque coup de grog, il voyait l’avenir au travers d’un deuil plus rougeâtre.

Il se passait dans le salon pendant cela, quelque chose comme une veille d’armes. Marguerite, sans révéler aucunement le secret de cette fantastique conspiration, ceignait à Roland l’épée du mystère et le nommait son chevalier. Le pauvre beau page, subjugué et bien autrement ivre que Joulou, prenait au sérieux toutes ces momeries d’amour. Et peut-être y avait-il quelque chose au fond des momeries, car Marguerite était jeune et femme. Une fois admis le point de départ romanesque, cette « mission » périlleuse qui rehaussait encore l’adorée dans son imagination d’enfant, Roland se jetait à corps perdu dans le plein océan des rêves. Il était bien l’homme de son costume, l’aventurier hardi, cherchant partout le tapis vert où l’on joue sa vie sur un tour de dés. À ses côtés, presque dans ses bras, il avait le plus éblouissant des enjeux, une femme souverainement belle, séduisante, entraînante et qui lui parlait de vaincre en lui parlant d’aimer.

Roland n’était plus sur la terre ; le souffle de la merveilleuse créature touchait ses tempes comme un feu. Elle avait des regards qui le poignaient et qui le transportaient au ciel. Entre eux, les paroles tombaient rares et brèves, car Marguerite buvait aussi, goutte à goutte, l’ivresse qu’elle versait :

— Il y a si longtemps, si longtemps,