Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/641

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Ils prirent la petite rue de la Petite-Corderie et debouchèrent, au bout de quelques pas, sur la place de la Rotonde, devant la maison de Hans Dorn.

— À l’Éléphant et aux deux Lions, dit Johann en se parlant à lui-même, — c’est de la haute ! Au Camp de la Loupe, c’est des amours… il n’y a que les Quatre fils Aymon

— J’ai entendu parler de cet endroit-là, interrompit Reinhold.

— Je crois bien !… c’est un établissement bien gai. Ceux qui font les hardes volées s’y réunissent tous les soirs, et l’on peut se nipper là, des pieds à la tête, proprement, à très-bon compte… Ah ! Bausse, si c’était rangé, ces lurons-là, ça pourrait s’établir un peu bien !… J’en connais qui font des trente francs d’habits dans leur journée. Où çà ? je n’en sais rien ; mais quand ils reviennent le soir aux Quatre Fils, ils ont toujours deux ou trois pantalons l’un sur l’autre, quelque beau gilet dans leur poche et des cravates dans leurs chapeaux… Mais ça ne sait pas se tenir ; c’est débraillé ; mauvais ton, toujours ivre… ça joue, ça se bat, ça fait du bruit ; si bien, qu’au lieu d’avoir un rang, ça passe la moitié de sa vie en prison…

— Et le cabaret est-il loin d’ici ? demanda Reinhold.

— Le voilà, répondit Johann en montrant du doigt une lanterne jaunâtre suspendue au-devant d’une allée sombre.

Tout en parlant ils avaient continué de marcher, et se trouvaient de l’autre côté de la Rotonde, à l’opposé du marché du Temple. Cette partie de la place qui débouche dans les rues Forez et Beaujolais présente, la nuit venue, un aspect plus triste et plus solitaire que le reste du quartier. Ce n’est point un lieu dangereux pour le passant, à cause du corps de garde qui s’ouvre à quelques pas de là, au coin de la rue Percée ; mais, nonobstant cela, les passants y sont rares. Les becs de gaz, placés à de trop longs intervalles, jettent des lueurs indécises sur les devantures fermées des misérables boutiques de la Rotonde ; l’ombre règne sous le péristyle solitaire, entre les colonnes duquel des loques roides se balancent tristement au vent ; aucune lumière n’apparaît aux portes closes ; aucun pas ne sonne sur le pavé inégal. La masse du bâtiment de la Rotonde dresse d’un côté son ovale sombre et lourd ; de l’autre, ce sont de