Page:Féval - Le Mari embaumé, 1866, tome 1.djvu/46

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cardinal de Richelieu, gros comme le bras ! Dit-il que je m’incommode comme vous à force de boire ? ou que je fais l’amour plus que lui ? Vertujeu ! monsieur mon frère, quoi qu’il dise, il nous faut l’écouter et baisser le dos. Celui-là est en train de passer notre maître. Il a les deux reines dans sa manche, et les princes et le roi. C’est précisément pour vous parler de lui que je suis venu vous rendre visite.

— Du diable s’il me plaît de m’occuper de ce croquant en l’état où je suis, monsieur mon frère, dit le duc.

— En quelque état que vous soyez, César, prononça sentenciensement le grand prieur, vous vous occuperez de lui désormais, que ce soit de gré ou de force, jusqu’au jour où la mort prendra l’un de vous deux.

— Çà ! ordonna-t-il en se tournant du côté de la porte, qu’on serve à l’instant ! Monsieur mon frère a grande hâte de prendre son déjeuner !

— Ventre-saint-gris ! gronda César, j’aurais plutôt besoin de prendre médecine. Hola ! coquin de Mitraille ! quelque chose de léger pour moi ! Deux œufs chiches et de la crème fouettée !

— Pour moi, Mitraille, mon drôle, tonna le grand prieur, un repas de chrétien ! De la venaison, vertujeu ! et du vin qui vienne de plus loin que nos vignobles de Vendôme ! »

Quelques minutes après, les deux frères étaient attablés à un guéridon largement servi. Le prieur brûla un benedicite abrégé et fit du premier coup une brèche énorme à un pâté de marcassin dont le fumet exquis arracha un soupir d’envie à M. le duc.

« Quand ce Breton de Tête-de-Bœuf viendra, grommela-t-il en attaquant ses œufs chiches, qu’on le mette aux fers bel et bien !

— Qu’a-t-il fait ? demanda le prieur la bouche pleine.

— Ce qu’il a fait ! s’écria César avec indignation. Ne suis-je pas assez malheureux déjà de ne pouvoir goûter un pareil pâté sans que mes domestiques me manquent de respect à la journée, pour augmenter ma peine ! Ventre-saint-gris ! on oublie trop qui je suis et quel était mon père !

— C’est vrai, prononça sèchement le prieur, on l’oublie trop et vous tout le premier. Voilà un pâté qui est pur délices ! »

Le duc repoussa son assiette presque intacte.

« Je ne puis pourtant faire mourir Guezevern sous le bâton ! dit-il avec découragement.

— Qui parle de Guezevern ? repartit le prieur. Guezevern est un beau louveteau. Il nous en faudrait seulement trente mille comme lui, bien équipés et armés. Mitraille, maraud ! ce pâté m’a mis en appétit. Qu’on me rôtisse un chapon pendant que je vais escarmoucher avec cette langue fumée. Et du vin frais ! Je ne m’en dédis point, monsieur mon frère, vous ne vous souvenez pas assez de votre origine. Vertujeu ! le roi