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on veut savoir si l’on est Breton, Normand, ou seulement compatriote des fromages de Brie.

Un auteur dramatique, qui a gardé l’anonyme, vient de tenter de corriger ce travers fort répandu par une comédie dont tout le monde parle aux champs et à la ville, et que je vais raconter brièvement.

Un brave homme vivait de peu dans le village de Kamouraska. Mettons qu’il s’appelait Bonnet et qu’à cause de cela on croyait qu’il était né coiffé. L’imagination populaire aimait à contempler en lui le descendant déchu d’une noble race, une victime résignée d’un grand malheur, l’épave d’un naufrage, l’obscur fragment d’une haute destinée brisée. Il avait des courtisans qui croyaient à son étoile et l’entretenaient dans le souvenir confus de sa grandeur passée et l’illusion de sa fortune à venir. En attendant, il chaussait les gens de son village tant bien que mal, mais personne, en prévision de l’avenir, n’osait dire où le soulier le blessait.

On écrivit en Allemagne, et bientôt on se crut sur la piste de l’héritage. Enfin un jour arrive une lettre de Francfort apportant la grande nouvelle attendue depuis si longtemps. On ne s’était pas trompé : Bonnet était bien le dernier rejeton d’une grande famille, l’héritier d’une opulente fortune. La lettre en cotait le chiffre à trente-trois millions de piastres et contenait une première traite de $108,000, un à-compte ! Il devait en arriver une pareille tous les trois mois.

Que l’on se mette à la place d’un homme qui se trouve tout à coup riche de trente-trois millions de piastres ! Cela étourdit un peu ; on se passe la main sur les yeux pour s’éclaircir la vue de ces millions. La nouvelle se répandit comme l’éclair, et on accourut de toutes parts serrer la main ou se jeter au cou du millionnaire. C’était à qui avait deviné son étoile sous les épais nuages qui l’enveloppaient. Plusieurs avaient des remords de s’être laissé chausser par lui, quoique tout le monde aurait bien voulu être dans ses souliers.