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Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/110

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Lui, Bonnet, était simple et digne. Il portait avec aisance le poids de ses millions, il accueillait avec bonté la multitude, feignant d’ignorer la distance qui le séparait de ses égaux, de ses supérieurs de la veille, de ses obligés du lendemain. Les femmes commençaient à lui trouver la taille élégante et le port majestueux ; veuf ou garçon, il attirait les regards des belles et les projets matrimoniaux affluaient sur sa tête.

Bonnet songea à l’emploi qu’il ferait de sa fortune. Chaud partisan politique, sa première pensée fut pour le candidat malheureux à qui il avait donné si souvent en vain sa voix inconnue.

« Je chasserai Chapais du comté, s’écria-t-il, je ferai élire Letellier. »

Il faut connaître le comté de Kamouraska, les luttes électorales acharnées entre deux candidats invariables dont il est le théâtre depuis douze à quinze ans, la passion, la persévérance que chacun apporte à faire triompher son candidat, pour bien comprendre ce cri de l’âme. Il n’y a pas un électeur, partisan du candidat évincé, qui n’en eût dit autant en pareille position.

Puis, Bonnet rassura ses concitoyens, qui craignaient déjà de le voir s’envoler avec ses trésors au sein tumultueux des grandes villes. Il resterait au milieu d’eux à manger ses immenses biens en famille, enrichissant tous ceux qui l’approcheraient. Non-seulement il n’y aurait plus un pauvre dans le village, mais il n’y aurait que des riches vivant des rentes de Bonnet. Chacun, de sa petite fenêtre du pignon, contemplait la douce perspective qui s’ouvrait ainsi à l’horizon du village.

Bonnet épanchait son cœur devant ses confidents qui ne se lassaient pas de l’écouter. Déjà il avait choisi le terrain sur lequel il devait se faire bâtir une résidence princière. Il esquissait le plan. À chaque instant, il ajoutait un étage, chan-