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pain, un fromage de chèvre, et pria l’hôtesse de la Baraque-des-Pous de nous faire l’aumône d’un verre de vin. Réconfortés par cette dînette frugale, nous nous enfonçâmes dans la lande.

« Rien ne saurait traduire l’inquiétude dont je fus saisi dans ces immenses espaces, où ne résonnaient aucune voix, où tout était triste, nu, dévasté. Moi, qui n’avais jamais quitté les rues de Lodève, fourmillantes d’ouvriers, j’eus peur, en me trouvant dans ce désert. Il me sembla qu’une fois engagés dans ces solitudes où mille sentiers étroits se croisaient, se mêlaient, se perdaient les uns dans les autres, nous ne saurions plus retrouver notre chemin et retourner à la maison. Alors je me voyais errant, la nuit, à travers la lande, appelant du secours, invoquant Dieu, courant comme un désespéré pour fuir les loups acharnés après moi… Oh ! pourquoi n’étais-je pas allé au collége !…

« Cependant, je marchais d’un bon pas ; j’avais un tel orgueil que je fusse mort plutôt que de laisser deviner à Sauvageol les terreurs secrètes qui m’obsédaient. S’il se tournait vers moi pour m’encourager du regard, car, essoufflés par la marche, nous ne parlions plus guère, malgré mon accablante inquiétude, je lui souriais.

« Du reste, il faut le dire, mon courage, je ne le puisais pas tout entier dans mon amour-propre ; j’en tirais bien la moitié de l’attitude d’Adrien. Mon compagnon allait si droit devant lui, il hésitait si peu à choisir son chemin aux carrefours les plus compliqués, il paraissait si convaincu à tous égards, qu’il était impossible de douter de sa parfaite connaissance de la lande. Enfin, nous entendîmes des aboiements d’un chien. Tout mon corps tressaillit involontairement, et je regardai Sauvageol.

« — Voilà le bétail de Grangelourde, me dit-il ; dans dix minutes, nous serons à la Mare-aux-Chardonnerets. Hardi, Julien, nous arrivons ! »

« J’aperçus, en effet, à deux portées de fusil, sur un mamelon gazonné, un long troupeau de moutons gardé par plumeurs chiens-loups et un grand pâtre déguenillé. Je sentis se dilater ma poitrine.

« — Tu es donc bien familier avec ce pays, toi ? dis-je à Sauvageol.

« — Pardi ! j’y suis venu plus de vingt fois avec des camarades.

« — Comment ! d’Octon, vous veniez engluer à l’Escandorgue ?