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Page:Falconnet - Petits poèmes grecs, Desrez, 1838.djvu/419

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VIE D’APOLLONIUS.

La plupart des auteurs qui ont écrit l’histoire ont parlé de l’expédition des Argonautes d’une manière qui ne permet pas de douter de la certitude de cet événement[1]. On voit par Hérodote que le voyage des Grecs en Colchide et l’enlèvement de Médée étaient des faits connus des Perses mêmes, et ceux d’entre eux qui étaient les plus versés dans l’histoire regardaient l’enlèvement d’Hélène, qui arriva deux générations après, comme une représaille de celui de Médée. Il paraît encore, par le même historien, que ce voyage n’avait eu d’autre objet que le commerce. Du temps de Strabon, il existait encore dans plusieurs contrées de l’Asie des temples très-respectés, bâtis en l’honneur de Jason, et une ville qui portait le nom de Phrixus. On voyait encore sur les bords du Phase la ville d’Æa, et le nom d’Éétès y était commun[2]. Les richesses de ce pays, qui produisait tout ce qui est nécessaire pour la marine et qui renfermait des mines abondantes d’or, d’argent et de fer, avaient, suivant le même auteur, excité Phrixus à faire le voyage de la Colchide, et les Argonautes avaient imité son exemple.

Les Grecs, avant cette expédition, ne connaissaient que les bords de la mer Égée et les îles qu’elle renferme ; leur marine encore faible ne leur permettait pas d’entreprendre de longs voyages. Ils n’osèrent pendant longtemps pénétrer dans le Pont-Euxin, qui portait alors le nom d’Axin ou inhospitalier, à cause des nations barbares qui en habitaient les côtes[3]. Ce nom fut ensuite changé en celui d’Euxin ou hospitalier lorsqu’ils commencèrent à fréquenter ces mers, à peu près comme le promontoire appelé d’abord cap des Tempêtes fut ensuite appelé cap de Bonne-Espérance, peu avant la découverte du passage des Indes, dans le quinzième siècle. La puissance des Grecs s’augmenta bientôt dans ces parages, où ils fondèrent de nouvelles colonies. La ville d’Æa avait été longtemps le centre d’un commerce considérable ; outre les richesses que son sol lui fournissait, elle était encore l’entrepôt des marchandises de l’Inde, qui de la mer Caspienne remontaient le fleuve Cyrus, d’où, après un trajet de cinq jours par terre, elles étaient embarquées sur le Glaucus qui se rendait dans le Phase[4]. Ce dernier fleuve était lui-même navigable jusqu’à Sarrapana, et de là l’on transportait encore les marchandises sur le Cyrus[5]. L’établissement des colonies grecques et les révolutions de la Colchide, qui fut partagée entre plusieurs princes, diminuèrent beaucoup le commerce de la ville d’Æa, qui passa presque tout entier entre les mains des Grecs[6].

C’est donc la découverte du Pont-Euxin et la grande entreprise qui fut le fondement du commerce que les Grecs y firent ensuite, qui fait le fond du sujet, si souvent chanté sous le titre d’Argonautiques ou Expédition des Argonautes. Un autre but des poëtes qui ont traité ce sujet, but qui paraît surtout dans le retour des Argonautes, a été de rassembler les traditions qui existaient de leur temps sur l’origine de plusieurs villes et sur les contrées les plus éloignées, et de donner pour ainsi dire un voyage autour du monde alors connu, voyage dans lequel on doit s’attendre à trouver bien des erreurs. Tout cela est entremêlé de fictions qu’on entendra facilement d’après ce que je viens de dire, et sur lesquelles mon dessein n’est pas de m’étendre[7] ; car le merveilleux est l’âme de la poésie, et c’est l’anéantir que de l’analyser. Je me hâte de remettre, sous les yeux des lecteurs quelques traits de l’histoire des temps héroïques qui ont précédé le voyage des Argonautes et y sont intimement liés.

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Athamas, fils d’Eolus, roi d’Orchomène, en Béotie, eut de Néphélé, sa première femme, un fils nommé Phrixus et une fille appelée Hellé. Ino, fille de Cadmus, qu’il épousa ensuite, conçut une haine violente contre les enfans de Néphélé et résolut de les faire périr. Dans ce dessein, elle fit corrompre le blé destiné à ensemencer, et causa ainsi une famine qui obligea Athamas d’avoir recours à l’oracle de Delphes. Ceux qu’il envoya consulter Apollon, gagnés par Ino, rapportèrent que, pour faire cesser le fléau qui désolait le pays, il fallait immoler aux Dieux les enfans de Néphélé. Phrixus et sa sœur Hellé étaient déjà au pied des autels, lorsqu’ils furent tout à coup enlevés par Néphélé leur mère, qui les fit monter sur un bélier à la toison d’or, que Mercure lui avait donné. Le bélier traversant les airs prit la route de la Colchide. Hellé se laissa tomber dans la mer, et donna son nom à l’Hellespont, canal qui conduit de la mer Égée dans la Propontide (aujourd’hui le détroit des Dardanelles).

Éétès qui régnait alors dans la Colchide était fils du Soleil et frère de Circé et de Pasiphaé. Il avait de la reine Idie un fils nommé Absyrte et deux filles, Chalciope et Médée. Phrixus, à son arrivée, immola par ordre de Mercure le bélier à Jupiter, qui avait

  1. Justin, Histor. lib. LXLI[sic], cap. 2. Diod., lib. IV, Hérodote, lib.  I, cap. 2, 3.
  2. Strabon, liv. I, p. 45.
  3. Pline, liv. VI, chap. 1.
  4. Casaub. Comm. in Strab. p. 205.
  5. Strab. liv. XI, page 498. Pline, liv. VI, chap. 4.
  6. On peut juger de l’étendue du commerce de Dioscurias, colonie grecque, peu éloignée de la ville d’Æa, par ce que rapporte Pline, qu’il s’y rendait trois cents nations, dont la langue était différente, et que les Romains y avaient cent trente interprètes pour les affaires de leur commerce. Pline, liv. VI, chap. 5. Strab. ubi suprà.
  7. Le savant Meziriac, dans ses commentaires sur la sixième épître d’Ovide, a rassemblé avec une exactitude précieuse tout ce qu’on trouve dans les anciens sur le navire Argo, le bélier à la toison d’or, et plusieurs autres circonstances de ce voyage. On peut voir aussi les dissertations de Banier dans les Mémoires de l’Académie des belles-lettres, t. 7 et 12. J’avertis que cet auteur se trompe souvent lorsqu’il cite Apollonius.