Aller au contenu

Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/104

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
101

c’était mon père et moi qu’elle allait rencontrer. Elle voulait faire une commande, celle d’une barque de pêche, car le parc de la maison de maître Gorguet, à Saint-Jean-de-Losne, s’étendait jusqu’à la rivière, où une petite estacade se trouvait aménagée.

Je fus d’abord ennuyé de la recevoir en salopette de travail, mais j’eus l’intuition que je lui plaisais mieux ainsi. Elle s’entendit très bien avec mon père et j’eus d’elle des regards pleins de chaleur.

— J’avais promis à M. Gorguet d’aller le voir, lui dis-je. Vous voudrez bien m’excuser auprès de lui.

— Mon père n’est plus à Saint-Jean-de-Losne, me répondit-elle. J’y suis seule depuis quelques jours.

J’eus la sottise de croire que ceci cachait une invitation. Je me trompais. La barque devait être livrée rapidement. Par trois fois, sous des prétextes habiles — choix du bois des parements, tons de la peinture — je me rendis à la maison de Saint-Jean-de-Losne, et chaque fois Mme Lorimier m’y reçut entre deux portes, à peine plus cordialement qu’elle devait recevoir ses autres fournisseurs. Je renonçai à ces décevantes ruses. J’allais renoncer aussi à la placer charnellement entre Agathe et moi, quand, un jour, la calèche parut à l’entrée de nos chantiers. Tout emmitouflée, le visage perdu sous une vaste capeline, Mme Lorimier était vraiment « beauté fatale », comme on disait alors. Elle ne descendit pas, s’excusa de nous déranger encore. Elle venait nous prier de faire peindre sur la barque le nom dont elle la baptisait : Petite Yole. Elle pensait nous remettre une plaque de cuivre, gravée, portant le nom et l’adresse de son père, mais elle l’avait oubliée. Je m’empressai de me mettre à sa disposition pour l’aller prendre.

— Venez à la briqueterie, me dit-elle en m’enveloppant d’un regard de velours. C’est moins loin. J’y serai demain dans l’après-midi.

Je n’y manquai pas, comme bien on pense. À trois heures je poussais la grille du pavillon. Une sonnette tinta et Mme Lorimier elle-même se montra sous le porche. Elle me fit passer dans une grande pièce où pétillait un bon