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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/119

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l’armée d’Orient. Elle y gagnait par jour sa pièce de trente sous.

Depuis une heure elle babillardait de la sorte quand je me résolus à l’emmener chez moi. Je n’eus même pas à le lui proposer car, m’étant levé, elle m’accompagna tout en continuant de dévider ses histoires, pour moi sans queue ni tête. Elle avait une bizarre allure de marche, trottinait à pas menus, le torse en avant, comme font les gosses qu’on entraîne. Elle ne s’interrompit de m’en raconter que devant ma porte pour me dire qu’elle ne pourrait me donner toute la nuit, parce qu’elle couchait chez sa mère. Je n’en demandais pas tant. Sevré depuis des semaines, je ne voyais en elle qu’un pis-aller qui me permettrait d’attendre autre chose. Entrée dans ma chambre — je prenais pension chez un modeste logeur que Morizot m’avait indiqué, sur le chemin de Larey, à deux pas du bureau — elle recommença de jacasser, se déshabilla, se faufila dans le lit sans fermer son robinet à paroles. Mais j’étais pressé et je m’emparai d’elle avec une vivacité qui la fit rire. Elle se tut, m’embrassa, me serra, me mit en passe d’aller sans détour où je me hâtais. Elle n’avait pas apparence de poitrine ; ses cuisses étaient des bâtons de chaise et ses fesses tenaient dans le creux d’une main, mais elle usait avec une acrobatique virtuosité de ce jeu d’osselets, et pendant plus de deux heures elle sut me garder ou me ramener dans ses bras. Minuit était sonné quand elle me dit qu’il lui fallait partir.

— Je pourrais venir vous amuser le matin, en allant à mon travail, me proposa-t-elle. Je passe par ici.

Je ne demandais pas mieux et ce fut entendu. Dès ce matin-là, vers six heures et demie, elle toquait à ma porte. Elle releva ses nippes et je pus constater que sa pauvre jupe et sa chemise rapiécée étaient fort propres. Je la pris de bon cœur. Voulait-elle un peu d’argent ? Elle fit non, de la tête. Je lui offris de lui acheter quelques colifichets, ce qui la rendit si heureuse qu’elle se rejeta sur moi, déploya tous les artifices de son petit ventre pour m’amener à la ressaisir. Cette visite matinale me devint vite une habitude. Le dimanche, Fifine arrivait plus tard, après la