Aller au contenu

Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/130

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
127

connaissait de Paris était peu de chose, mais comme nous n’en connaissions rien, il avait sur nous un brillant avantage. Il nous emmena chez son beau-frère, qui tenait épicerie rue du faubourg Saint-Denis, et le chemin qu’il nous fit suivre passait par les Tuileries, où nous vîmes défiler la garde impériale, par la rue Saint-Honoré, le Palais-Royal, Notre-Dame-des-Victoires, le Mail, le boulevard Bonne-Nouvelle. Que de noms familiers ! Je les avais lus cent fois dans les gazettes. J’ouvrais tout grands des yeux qui brûlaient d’une étrange fièvre. Les fêtes organisées pour célébrer la paix étaient officiellement closes, mais elles se continuaient sur les boulevards, où s’alignaient des baraques foraines. Des officiers russes passaient aux bras de Parisiennes, et des acclamations les saluaient. L’incessant flux de la foule, le roulant tonnerre des voitures, faisaient de moi le stupide provincial admiratif et ahuri. Des calèches emportaient d’éblouissantes dames, et ce spectacle, s’il me ravissait, me navrait en même temps, car je me disais que la joie de le revoir ne me serait peut-être jamais donnée. Mon père, par contre, jurait que pour rien au monde il n’eût voulu vivre dans cet enfer.

Le soir, au dîner, Buizard nous présenta un jeune gabelou, M. Maillefeu, qui avait son bureau sur le port. Un garçon de vingt-cinq ans, laid de visage, mais d’un charmant caractère. Je devinai que Mlle Jeanine Buizard, jolie et belle, ne lui était pas indifférente. Il me parla de la vie qu’il menait, très agréable, son emploi lui laissant beaucoup de liberté. Il aimait le théâtre, passait ses soirées aux Bouffes, aux Folies-Nouvelles, aux Délassements Comiques. Il connaissait les acteurs et les actrices qu’idolâtrait le public, Arnal, Bouffé, Laferrière, Mélingue, Mme Plessy, Mme Doche, Rose Chéri. Je l’écoutais bouche bée, anéanti par le sentiment de ma condition misérable. Il me disait : « Pourquoi restez-vous dans votre trou de Bourgogne ? Vous trouveriez mieux à vous occuper ici. » Longtemps je m’entretins avec lui, mon père ayant regagné notre chambre. Il me parlait de Paris, intarissable chapitre. Onze heures sonnaient quand à mon tour je montai me coucher.