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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/145

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Toute la famille fut aux petits soins pour moi, et le lendemain de mon arrivée Maillefeu me présenta lui-même au chef que j’allais avoir, l’inspecteur Moulin, de l’entrepôt général des boissons et des huiles. Déception ! Je ne travaillerais pas dans le même bureau que lui, sur le port, mais dans celui des services extérieurs de la section nord, à la barrière de Clichy. Ainsi, je devrais faire deux fois par jour, à pied, car les omnibus étaient rares, le trajet des quais à la barrière, mon repas de midi étant pris sur place. Mais l’essentiel n’était-il pas que je fusse à Paris ? Le reste importait peu et je remerciai sincèrement le serviable Maillefeu, qui avait dû se démener pour me caser tant bien que mal.

Me voilà donc gabelou de Paris, gabelou surnuméraire. Vins en cercles, en bouteilles, cidres, poirés, hydromels, eaux de senteur, fruits à l’eau-de-vie, conserves à l’huile et au vinaigre, allaient devenir mon domaine. Dans une bicoque obscure et sale, adossée à la grille de l’octroi, on me fit asseoir devant de gros registres qu’ornaient des titres en majestueuse ronde. Le milieu me parut sinistre, mais loin de m’y heurter à des gens hostiles, comme aux ponts-et-chaussées de Dijon, j’y fus reçu avec la plus franche cordialité par les deux vieux employés à casquette dont je devenais l’aide bénévole. Un litre de vin bouché, offert par eux, arrosa mon intronisation. J’en offris deux autres que partagèrent des charretiers, un balayeur, une grosse ménagère qui passait là, portant un panier chargé de légumes. On ne s’ennuyait pas dans ce service ! Batiot et Poulard, les deux vieux, étaient d’anciens sous-officiers qui avaient participé à la capture d’Abd-el-Kader, près de la Moulouïna, en 47, et à qui l’on avait fait ce pont d’or. L’esprit de corps de garde qu’ils entretenaient dans ce bureau d’octroi était inimaginable. Batiot aimait la bouteille, Poulard donnait la préférence aux jupons, l’un et l’autre étant largement approvisionnés par les commères et les marchands de vin qui vivaient sur les confins de la barrière. Dès le premier soir, je dus remplacer Batiot, qui était soûl, et je vis Poulard s’enfermer derrière les planches mal jointes du réduit où l’on rangeait les ustensiles de