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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/146

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jauge, avec une auvergnate barbue, toute noire du charbon qu’elle débitait quelque part à Batignolles. Il en sortit plus noir qu’elle. « Cochon ! rigola Batiot. T’as pas honte ! J’vas aller le dire à l’époux de madame. »

Je dominais mon modeste emploi, qu’un enfant de douze ans eût pu tenir. Quelques écritures, toujours les mêmes, et des chiffres, presque invariables, alignés entre des colonnes. Je posais ma plume et regardais le paysage, au-delà d’étroites vitres poussiéreuses, la Grande-Rue séparant Montmartre de Batignolles, la place, les rues populeuses descendant vers la Chaussée-d’Antin. On me disait : Paris est désert, en ce moment ! Les gens sont à Baden ou à Trouville. Mais je n’imaginais pas qu’il pût être plus animé, ni plus magnifique. Mon double voyage entre les « Amis de la Marine » et la barrière me prodiguait des ravissements. Je suivais les Champs-Élysées à travers les piaffants équipages. N’en aurais-je pas un, plus tard ? Il me le fallait à quatre chevaux, avec valets devant et derrière. Dans le fracas des cavaliers de la garde, je vis passer l’empereur et l’impératrice. J’accueillis par des acclamations, comme tout le monde, la calèche attelée de poneys blancs qui conduisait au Bois le poupon impérial. Avec une candeur de nouveau débarqué, d’abord il m’arriva de me dire : « Si la jolie Lolotte était là, comme elle serait ébahie ! » Je l’imaginais se promenant à mon bras par ces rues imposantes, dans cette foule qu’on eût dit toujours en fête. Mais peu à peu son image disparut de ma pensée, et si je l’y fis reparaître, ce fut pour m’avouer que les Parisiennes eussent éclipsé l’amie de Fifine. Toutes me semblaient divinement belles, et j’adressais à toutes des regards extasiés. Mais elles ne me les rendaient pas, et je me sentais perdu parmi tant d’inconnues indifférentes. Étourdi par le renouvellement perpétuel de ces spectacles, je vivais dans une sorte de brouillard où se perdait pour moi la notion des heures et des jours. J’accomplissais automatiquement ma besogne, et le reste du temps j’absorbais, je digérais Paris.

On sut bientôt, à la barrière, qu’un jeune commis, et de belle mine, je puis le dire, faisait des écritures à l’octroi.