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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/148

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photographe Le Guay me loua pour vingt-deux francs par mois une petite chambre mansardée assez claire, ayant une cheminée qui tirait bien. Je prenais mes repas à la table d’hôte du café Saint-Louis, 22, rue des Dames, dont le patron, M. Descomps, était un ami des Buizard.

J’avais à présent un coquet collier de barbe. Je m’enhardissais à courir les rues, et le pavé de Paris me devenait familier. Cigare au bec — un petit bordeaux d’un sou, à défaut de régalias ou de trabucos — je m’appliquais à singer les zigs qui, rue Bréda, soufflaient la fumée de leur tabac sous le nez des jeunes biches se pavanant aux portes. Je me risquais dans les bals du quartier, la Reine Blanche, l’Ermitage, le Château Rouge, et bientôt l’art du cancan et des ailes de pigeon n’eut plus de secrets pour moi.

J’étais chaque soir dehors, dès que j’avais dîné. Je m’y trouvais ce soir inoubliable du 14 janvier 1858 où se produisit l’attentat d’Orsini. Je me tenais dans la foule au coin de la rue Le Peletier, à quelques pas de l’Opéra, où devaient se rendre l’empereur et l’impératrice, et je vois encore le cortège arrivant sous des acclamations, un galop de lanciers de la garde annonçant les voitures. Il était huit heures et vingt minutes. Soudain, trois formidables coups de feu ébranlèrent tout, et ce fut la panique. La calèche impériale avait reçu la première bombe à l’avant, la seconde à gauche, la troisième au-dessous. Elle était criblée de projectiles. Ah ! ces cris, ces hurlements ! Il y avait quantité de tués et de blessés. (Plus de cent cinquante personnes atteintes, hommes, femmes, enfants.) Cependant Napoléon et son Eugénie s’en tiraient sans une écorchure. Je défaillais d’épouvante, mais je me repris et fus des premiers à répondre à l’appel de la police, réclamant des citoyens de bonne volonté pour secourir les victimes. Il me fallut enjamber des cadavres d’hommes et de chevaux, des débris de toutes sortes, dans une atmosphère empoisonnée de fulminate. Je transportai cinq ou six blessés jusqu’à une pharmacie voisine, des messieurs en habit, des dames en toilette de soirée. Je me souviendrai toujours d’une grande et belle femme couverte de bijoux et sentant bon, que le déplacement d’air provoqué par les