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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/160

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souriant, ramasser son chapeau, saluer, saluer encore, sortir en s’époussetant comme si de rien n’était.

Je fis toilette pour me rendre à la Porte-Saint-Martin. Après une heure d’attente dans un couloir à courants d’air je fus reçu par un poussah crevant de sang et de graisse, étalant sur ses tripes l’or d’une chaîne large de quatre doigts. « Haha ! C’est ce morpion de Titi qui t’envoie ? » souffla-t-il. Et d’énormes yeux ronds prirent ma mesure des pieds à la tête. « Bon, bon, continua-t-il, tu es bien bâti et tu ne m’as pas l’air bête. Nous allons faire quelque chose de toi. » Il se recula ; ses yeux me mesurèrent de nouveau, à distance.

— Haha ! Cette vermine de Titi ! Inutile de te demander si tu as baisé sa sœur.

Que disait-il là ? Interloqué, je ne m’aperçus même pas qu’une main m’entraînait vers les sous-sols du théâtre. C’était celle d’un certain Jacquot, chef de figuration, aussi maigre et blême que l’autre était gros et apoplectique. Il pratiquait un laconisme que je connus par la façon dont il me présenta des costumes. « Essayez. Va pas. Quittez. Essayez. Va juste. Au revoir. » C’est ainsi que je devins figurant. J’incarnais quatre personnages des Bohémiens de Paris, simple passant de la rue au premier acte, qui se déroulait devant les Messageries royales ; client d’estaminet au troisième ; invité de noce au quatrième, dans le jardin du cabaret de la « Chatte amoureuse », aux carrières de Montmartre ; soldat enfin au dernier acte, dont l’épilogue était l’arrestation de Chalumeau et de Plume d’Ognon, héros de ce drame idiot, mais pittoresque, prêtant à des décors du Paris nocturne qui emballaient le public.

Mes compagnons de figuration étaient pour la plupart des militaires en garnison, qu’un gain de trente sous faisait riches. De braves garçons, justifiant bien la confiance que leur vouait un écriteau placé dans la salle enfumée, éclairée d’un quinquet avare, où nous étions parqués : « Ne craignez rien pour vos hardes ni pour votre argent. Il n’y a pas de voleurs ici. » Jamais le moindre vol n’avait jeté la suspicion parmi ces figurants rassemblés à tout hasard, sur la recommandation de leur honnête visage.