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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/168

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personnage le bouscula si brutalement qu’il n’évita la chute qu’en s’accrochant à ma veste. Le bousculeur se préparait à récidiver. « Eh là ! » dis-je. Sans le moindrement me fâcher, le prenant aux épaules, je soulevai ce paltoquet, le portai jusqu’à une table à l’écart, où il demeura bien sage. La leçon était claire. Le public de cabotins en resta becs clos, et de vieilles grues, leurs bonnes amies, me coulèrent de significatives œillades.

Je reçus une nouvelle bien inattendue. L’oncle Pouchin était à Paris, venu par le chemin de fer pour consulter un avocat spécialisé dans les questions de batellerie. Il était descendu aux « Amis de la Marine » et désirait me voir. J’y courus. Il ignorait, personne n’en sachant rien à Saint-Brice, que j’avais abandonné mon surnumérariat de gabelou. Buizard le savait, mais n’était pas renseigné sur ma situation nouvelle. Je racontai donc que j’exerçais la profession de copiste-calligraphe, titre assez ronflant pour qu’on ne m’en demandât pas plus. Mes parents, pouvant en être informés aussitôt par mon oncle, je pris les devants et, leur annonçant le fait accompli, je les priai de réduire de moitié, en attendant mieux, l’envoi mensuel qu’ils me consentaient. Je pouvais avoir ce beau mouvement de libéralité, mes copies ne m’ayant pas rapporté moins de soixante-quinze francs pour le premier mois. Trois jours durant je pilotai mon oncle à travers la capitale. Grâce à Titi, je pus le conduire au cirque de l’Impératrice, dont les splendeurs équestres l’éblouirent. Il dut se dire, en reprenant le chemin du pays, que son neveu avait à Paris de bien belles relations.

Presque chaque soir, à présent, le bossu évoluait en ma compagnie. On s’habituait à nous voir ensemble, mais s’il y gagnait en sécurité, j’y perdais de toute évidence en estime, et cela menaça plus d’une fois de tourner mal pour moi, qui cherchais querelle à propos d’un geste ou d’un regard. Les habitués de ces estaminets, épaves de la vie théâtrale, n’étaient pas de méchants bougres, mais il se mêlait à eux des marchands de contremarques, arrogants et puants, que j’écartais de la main quand ils se plantaient sur mon passage. Il s’y joignait un lot de francs marlous