Aller au contenu

Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/171

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
168

terrorisait, la contraignant à courir les michets dès qu’elle abandonnait ses écritures, à travailler nuit et jour de la plume et du cul. J’en savais assez. Comment avais-je pu vivre pendant quatre mois dans l’ignorance de tout cela ?

Je me mis à la recherche de Titi. J’entrais au café des Folies-Nouvelles quand un garçon me dit : « Votre beau-frère vient de partir. » Mon beau-frère ! Voilà ce que me valait mon inconscience étourdie. Je renonçai à le chercher et passai ma soirée chez Buizard, où j’étais reçu comme si j’avais été de la famille. Jeanine, qui, six mois avant la mort de son mari, s’attendait à porter le voile des veuves, se remettait un peu de sa grande douleur, toute à son petit qui biberonnait tandis qu’elle vaquait au service. Après le dîner, je me rendis rue Le Peletier, fis les cent pas pendant près d’une heure, allant de l’Opéra au boulevard. Les noctambules y étaient nombreux. Des femmes très en parure se pavanaient dans la lumière du gaz. D’élégants couples se croisaient aux portes de Tortoni et du café de Mulhouse. Il pouvait être onze heures et demie quand, entre tant de silhouettes féminines, je reconnus celle d’Anaïs, enveloppée, sur la crinoline, d’un long manteau gris à double collet. Mains au manchon, coiffée d’une large capeline, elle allait du pas calculé des racoleuses. Elle entrebâilla la porte du café Bignon, et la referma. Elle fit de même pour celle de Tortoni. Là, elle entra. Le rideau de tulle laissait voir une partie de la salle. Je l’aperçus causant avec un vieux monsieur à favoris. Elle reparut, suivie par lui. À vingt pas brillait le feu d’une lanterne, celle de l’hôtel de l’Angélus, qui faisait la passe. J’étais fixé. J’entrai au café de Mulhouse, lus des journaux, fumai un cigare. Quand j’en sortis, je revis Anaïs. Elle reprenait sa promenade. Relevant le col de mon paletot, je profitai d’un moment où elle refermait la porte du café de l’Opéra, rue Le Peletier, pour me glisser derrière elle. Elle roucoula : « Tu viens, mon céri ? » avec la routine professionnelle et sans lever les yeux vers moi. Je lui fis face. Elle étouffa un cri. Je la pris au poignet. « On m’avait assuré que tu n’étais qu’une putain. Je ne t’en veux pas et je te plains, car tu vaux mieux que ça. Mais quant à Titi, qu’à présent je