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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/172

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connais aussi, avertis-le que je ne lui conseille pas de me tomber sous la patte. Fais ton métier, bonsoir ! » Elle ne dit rien, s’en alla lentement par la Grange-Batelière.

Je rentrai me coucher. Je me sentais désemparé, mais la nuit porte conseil, et je me réveillai sur une excellente décision, celle de partir pour Saint-Brice une semaine plus tôt. Le calendrier m’indiqua la date du mardi 7 décembre, que je me fixai définitivement. Ma rupture avec les Tiborne, frère et sœur, ne tarirait pas mes travaux de copiste, l’éditeur Marchant m’ayant à deux reprises proposé de me passer des manuscrits. Je lui écrivis que, devant me rendre dans ma famille, je m’empresserais d’aller le voir dès que j’en serais revenu.

Je détenais trois actes d’un mélo que je venais de copier. J’en fis porter le paquet à Anaïs par un commissionnaire. De son côté, elle m’adressa postalement un reliquat de trente-neuf francs qui m’était dû. Nous étions quittes. Un coup d’éponge sur cette histoire, et il n’en resterait plus rien.

Plus rien ? L’oubli ne se décrète pas ainsi, et j’en eus la preuve. Mes relations avec Anaïs avaient duré quatre mois. Quatre mois pendant lesquels je ne m’étais pas un seul instant égaré ailleurs. Qu’elle eût joué la comédie, je ne le pensais que trop, mais aurais-je pu désirer plus qu’elle ne m’avait donné ? Le souvenir de tant d’après-midi et de leurs turbulentes priapées ne laissait guère place au ressentiment, et quant à Titi, je ne me voyais pas le prenant au collet, secouant cette chiffe de nain rusé et crapuleux. Je l’aperçus alors qu’il errait, mains au dos, sur le boulevard du Temple. Il me vit, fit brusquement demi-tour, fuyant comme un lapin.

Le dimanche qui précéda mon départ, j’allai dîner aux « Amis de la Marine ». Jeanine fut aimable, mais demeura sombre, bien belle ainsi, vraiment. Ses yeux profonds, cernés de bistre, brillaient comme des diamants noirs. Le lait ne lui était pas encore passé, gonflait ses seins sous le caraco. À ses oreilles joliment faites se balançait une boule d’ébène travaillée. On eût dit une fille d’Italie, et le fruit mûr qu’étaient ses lèvres bien roulées achevait de