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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/175

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t’emmène à l’Angélus. » Elle me regardait, tremblante, appréhendant un piège. « Allons, viens », repris-je. Elle hésitait, continuant de me regarder. « Cez vous si vous voulez, finit-elle par dire, mais pas à l’hôtel. » Un fiacre passait, où je la fis monter. La barrière de Clichy était à quelques minutes. Durant le trajet je me tins muet en face d’elle, muette. Nous ne nous dégelâmes qu’en arrivant chez moi.

Mais quel dégel ! À dix heures du matin elle était encore là, dans mon lit. Elle avait déployé tous ses talents. Comme elle s’habillait, je la priai de m’excuser un instant et je descendis. Je connaissais à Batignolles, rue des Dames, le bijoutier Degaud, qui prenait ses repas comme moi à la table d’hôte du café Saint-Louis. Je lui demandai de me montrer des bracelets. J’en choisis un dont l’or était finement guilloché, une turquoise d’un bleu mat ornant le fermoir. Il valait, me dit-il, soixante-dix francs, et je le lui payai cinquante. Quand, remonté dans ma chambre, je passai ce bijou au bras d’Anaïs, elle crut d’abord, à une plaisanterie. « Il est à toi », lui dis-je. Émue, ravie, elle me remerciait, riait. Et puis, elle pleura. Je l’embrassai et elle partit.

Je pris le train du soir. Calé tant bien que mal entre une nourrice et un maquignon, sur la dure banquette d’un wagon où s’entassait un peuple de citadins, de terriens et de militaires, dans un remugle de bottes, de cottes, de pisse, de lait âcre, je dormis d’un pesant sommeil sans rêves. Je ne me réveillai qu’à l’arrêt de Dijon.