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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/177

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En attendant, mon ex-bonne amie traînait paresseusement sa grossesse dans l’auberge, maman Lureau s’étant adjointe une petite nièce de seize ans, Louisette, bien mignonnette, ma foi, et qui, pelotée par le conducteur des ponts-et-chaussées, ne lui opposait qu’une défense peu farouche. Je ne rencontrai pas Morizot. J’apprenais avec étonnement qu’il allait se marier, lui aussi, épouser une veuve possédant quelque bien, et qu’il était à Beaune, où habitait sa promise. Mais il en reviendrait certainement dans quelques jours.

Il en revint et ne se montra guère, tout occupé par la paperasserie d’une succession qu’il liquidait pour la future Mme Morizot. Il amena celle-ci chez nous, mais non pas à l’auberge. Osseuse et éruptive, elle était franchement « peute », comme on dit en Bourgogne. Il n’en paraissait pas moins très amoureux. Il me confia qu’il l’avait essayée. « Elle est mirobolante », me dit-il. Je lui en fis tous mes compliments.

Les affaires de mon père étaient calmes, reflétant l’atonie générale de la batellerie. Je n’eus donc pas de peine à mettre à jour l’arriéré de ses comptes. Il se plaignait beaucoup, voyait l’avenir en noir. Après avoir ri des chemins de fer, à l’exemple de tant d’autres, il en exagérait la menace, les transports par eau devant, à l’en croire, disparaître à tout jamais. Il avait dû réduire de moitié l’équipe des compagnons qui, en temps normal, animaient joyeusement nos chantiers.

Je commençais à compter les heures, si heureux que je fusse d’être à la maison. Si heureux et méditant cependant sur le moyen de m’en évader sans trop peiner deux êtres que je chérissais. J’avais parlé, en arrivant, d’un séjour de deux ou trois semaines. Il y avait à présent dix-sept jours que j’étais privé de Paris. Mais, un matin, ma mère me dit : « Félicien, il faut que tu nous donnes le mois plein », et non seulement j’accordai le mois, mais j’offris une rallonge de toute une semaine. Quant à dire qu’il ne m’en coûta pas, ce serait mentir. Le souvenir de Jeanine me poursuivait, et la prudence m’interdisant de correspondre avec elle, je souffrais doublement de notre séparation. Que