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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/223

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ces jeunes filles se taisent, c’est que l’excuse qu’elles ont à invoquer est des plus pénibles. L’une a été violentée par son père ; l’autre a dû lutter pour ne pas ne subir le même sort. Désespérées, elles ont fui. Oserait-on leur en faire reproche ?

Cette intervention déclencha tout. L’oncle rugissait, me menaçant de son poing ridicule. Les petites sanglotaient toujours, mais elles allaient parler. Jugeant qu’il y avait lieu de recevoir leurs déclarations à huis clos, le commissaire les fit passer dans une autre pièce. Il me donna la permission de me retirer. Moins d’une heure après, les deux sœurs reparaissaient à l’hôtel, le commissaire ayant décidé d’ouvrir une information complémentaire auprès de son collègue de Mâcon.

Reprendre notre petit ménage à trois eût été d’une folle imprudence. La discrétion ne suffisait plus, et nous devions y ajouter la ruse. J’étais espionné. Le lendemain soir, comme je sortais du café Belge, je vis dans l’ombre de la rue Christine trois individus qui, sitôt que j’apparus, s’élancèrent sur moi, solides spadassins armés de cannes. Je me collai dos à un mur. Une feinte seule pouvait me sauver. Me tournant vers l’agresseur de droite, je fis demi-tour avec une rapidité foudroyante et me ruai sur celui de gauche, le jetant à terre et lui arrachant sa canne. J’allais m’attaquer à ses acolytes, mais ils étaient déjà loin. Or, je reconnus, s’enfuyant derrière eux, un complice qui n’était autre que l’oncle. Je ne racontai cette agression qu’aux deux sœurs, mais je me tins pour suffisamment averti.

Une trêve de quinze jours nous remit de cette alarme. Mes amies étant soucieuses de justifier leur présence à Paris, Françoise accepta, excellente pianiste, de faire sonner les claviers d’un fabricant de la rue de Tournon, et Gabrielle, qui avait une écriture assez bonne, voulut bien travailler à des copies que je lui fis confier par Marchant. La tendresse qu’elles me témoignaient était touchante. J’y répondais avec un emportement qu’irritaient nos précautions craintives. Mais nous finissions par supposer que le père et l’oncle renonçaient à agir, craignant un scandale, et que la police nous avait oubliés.