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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/23

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chaque jour, sans même entrevoir une évasion possible vers le plaisir.

On était en octobre. À l’été recuit succédait un bel automne. Des vendanges copieuses avaient réjoui le vigneron. Dans tous les logis sonnait la gaîté, tandis que sur les tables coulait le vin d’un an, incitant aux propos salés et aux farces grasses. Saint-Brice, en outre, s’animait du chômage annuel de la batellerie. Trois semaines durant, plus de cent péniches stationnaient là, côte à côte, péniches du Centre, de l’Est et des Flandres, camp flottant, grouillant et bariolé, où la tribu pénichienne, hommes, femmes, enfants, vivait autonome, emplissant les auberges dont elle était le profit attendu. C’était un moment de grande activité pour mon père. J’aimais alors les berges du canal. J’y saluais des demoiselles de mariniers, qui me connaissaient toutes. On me hélait de vingt bateaux : « Hé ! monsieur Félicien ! Vous passez bien fier ! » J’abordais, je descendais dans la cabine, toujours d’une propreté flamande, où bouillotait le coquemar à café. Ces braves gens m’intéressaient par une sorte d’exotisme. Je les questionnais sur les pays par eux traversés. Ils connaissaient Paris, pour la plupart, et j’enviais ceux d’entre eux qui se dirigeaient vers la belle capitale. Aussi disaient-ils, se méprenant sur mes interrogations : « On voit que vous êtes fils de marinier par votre mère. Vous avez ça dans le sang, monsieur Félicien. » Hélas ! J’avais surtout le désir d’échapper à l’ennui, et j’aurais voulu voyager comme eux, d’un horizon de clocher à l’autre horizon, saluer sans cesse de nouveaux paysages. Pour peu qu’on me l’eût offert, partant sans hésiter sur l’un de ces bateaux, je me serais confié au fil doré de l’aventure…

Ainsi, Saint-Brice était partagé entre la goguette des lendemains de vendanges et le repos périodique de la batellerie, véritable kermesse que marquaient des veillées joyeuses dont le village gardait fidèlement la tradition. Mais j’étais trop jeune encore pour jouer mon rôle dans la liesse commune. On me traitait en gamin, nonobstant ma moustache naissante et ma haute stature, et je ne tentais