Aller au contenu

Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/24

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
21

même pas de me faire prendre au sérieux, tant je subissais placidement ma lassitude. Les êtres et les choses, je les considérais avec une amère indifférence. J’avais, me semblait-il, vidé la coupe de la vie — la vie ! pauvre écolier que j’étais, la vie, dont je ne connaissais que les drames de collège, les émotions d’enfant de chœur, les grimaces de fillettes à poupées !

Un soir que je jouais aux cartes dans une péniche, une jeune fille entra soudain, en coup de vent. À travers la fumée des pipes, j’admirai son délicat profil de brune aux yeux noirs, sa bouche écarlate et ses dents, qu’elle fit parader dans un éclat de rire. Élancée et souple, on devinait tout son corps sous le jupon de laine et le méchant casaquin qui l’habillaient. Elle devait avoir quinze ans. Elle m’aperçut, cessa de rire, parut gênée. Elle s’assit dans le coin le plus obscur de la cabine sans me quitter des yeux. Le marinier me dit : « C’est notre nièce, la fille de mon frère, qui a son bateau près d’ici. » J’osai la regarder. Mon cœur précipita ses battements. Elle me fixait, à la fois effrontée et confuse, muette et intriguée, se demandant apparemment à quelle catégorie sociale j’appartenais. Lors le marinier reprit : « Approche-toi de la table, Hubertine. Ce monsieur ne te mangera pas. C’est le fils Fargèze, des chantiers à bateaux. Allons, tu vas faire une partie avec nous. » Elle eut une décision brusque, s’approcha vivement, vint prendre place en face de moi. Elle continuait de me fixer, silencieuse. Et puis, m’ayant sans doute assez observé : « Je vais vous gagner tous ! » s’écria-t-elle d’une voix chantonnante, en s’emparant des cartes, qu’elle battit, fit couper, distribua. Sa main toucha la mienne et ce fut pour moi la déroute. En vain m’efforçais-je de reconnaître mon jeu. L’esprit ailleurs, les oreilles tintantes, je ne distinguais plus entre les as et les dix, et je venais de perdre deux parties dans des conditions ridicules, je m’engageais de façon désordonnée dans une troisième, lorsqu’un appel venant de la berge m’apporta l’excuse d’une retraite immédiate. C’était mon père qui me réclamait pour quelques écritures. D’un bon je fus dehors, après un « au revoir » écourté. Jamais je n’avais