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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/233

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de celui de naguère, les visages se renouvelant vite en ce mouvant Quartier latin. J’y comptais trois amis, qui ne se passaient pas plus de moi que je ne me passais d’eux. Le gros Barjoze avait en poche depuis plusieurs années son diplôme de médecin, mais ne pratiquait pas, riche. Licencié en droit, le maigre Dherbaut donnait des consultations et démêlait des procès. Ayant tâté de toutes les Facultés, le petit et joyeux Viallet leur avait finalement préféré la brasserie, où le maintenaient les subsides d’un oncle dont il serait l’unique héritier. Ils avaient leurs amours, assez régulières, et moi j’avais le tout venant. Nous nous entendions à merveille, une règle d’honneur nous interdisant de sacrifier l’amitié à la concupiscence. Nos femmes le savaient, qui ne nous incitaient pas à la perfide trahison.

Café de la Jeune France, au bas du boulevard Saint-Michel, brasserie des Fleurs, rue d’Enfer, brasserie Suisse, rue de l’École-de-Médecine, brasserie Hoffmann, boulevard Montparnasse, telles étaient nos stations d’après-dîner. Je m’étais déshabitué du café Belge. Deux ou trois fois par semaine, en outre, nous courions les bals, des jardins de Bullier à ceux de Mabille, aux belles allées du Valentino, et jusqu’à Montmartre, où je n’avais pas perdu pied, allant de l’Ermitage à la Reine Blanche et au Château Rouge. S’il m’arrivait, au départ, d’être démuni de compagne, je ne l’étais jamais au retour, mes amis et leurs maîtresses acceptant sans protester les surprises parfois bizarres de mes bonnes fortunes. Mais le désir que j’avais d’Éva Cadine me rendit nerveux, morose, insupportable. Non seulement je ne délogeais plus du Champ-de-Mars, veillant autour du pavillon qui recélait l’objet de mes rêves agités, mais j’avais découvert son domicile, rue de Chartres, au-delà de la barrière Maillot, et j’y faisais une supplémentaire veillée sous ses fenêtres, tant qu’il y brillait de la lumière, ma présence insolite ne passant pas inaperçue en cet endroit presque désert. La divine enfant s’amusa d’abord de cette dévotion, que ne décourageaient pas ses refus. « Je suis fiancée, je suis fiancée », persistait-elle à me dire, quand je parvenais à me trouver en face d’elle. Puis elle montra de