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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/25

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obéi si promptement à un ordre paternel. Il me fallut près d’une heure pour expédier une tâche qui, normalement, ne m’eût pris que dix minutes. Je n’arrivais pas à tracer mes lettres. Quand j’eus fini, je ne pus tenir en place. Je voulais revenir à la péniche. Ce fut irrésistible et j’y courus. D’une main tremblante j’ouvris la porte de la cabine, où l’on me revit sans surprise. Mais la jolie nièce du marinier ne s’y trouvait plus.

Je rentrai, me mis au lit, et je sus ce qu’est une nuit sans sommeil. J’évoquais le visage d’Hubertine ; je sentais sur ma main le frôlement de la sienne ; je la revoyais descendre l’escalier de la péniche avec un dodelinement de tout son corps gracieux, dont chaque mouvement était une caresse. Même, par instants, j’eus cette sensation que la mignonne reposait auprès de moi. Jusqu’au matin je remuai, si bien que ma mère vint dans ma chambre, craignant que je ne fusse malade. J’écoutais sonner d’heure en heure la grande horloge de la salle à manger. Puis la fatigue l’emporta et je m’endormis comme un enfant, bercé par des rêves d’homme. Il faisait grand jour quand je me réveillai.

D’ordinaire, dès mon lever, j’établissais rapidement les comptes de mon père ; après quoi j’étais libre jusqu’à midi. Mais ce matin-là ce fut à peine si je pris le temps de boire une bolée de café au lait. Nu-tête, je me dirigeai vers la flottille des péniches, qui profilaient à perte de vue leurs flancs bruns sous le vieil or de l’automne. Je voulais revoir Hubertine. Quel était le bateau de sa famille ? J’en explorai de l’œil un grand nombre. Chacun d’eux portait un nom, peint à l’avant : la Belle Jeanne, le Souvenir du Havre, l’Ardennais, Ma Campagne. Je feignais de scruter la rive du canal, tel un pêcheur se préparant à immerger des nasses. Je croisai plusieurs mariniers qui me saluèrent, mais je n’osai me renseigner auprès d’eux. Aussi passai-je vainement en revue tous les bateaux. L’animation du matin s’éveillait sur les ponts. Une marmaille sortant du lit trottinait pieds nus dans les jambes des pénichiens, qui lampaient leur première tasse en disant bonjour au soleil. Des femmes puisaient de l’eau avec des seaux