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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/26

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déroulant une corde. D’autres étendaient du linge. Dans des cages picoraient des poules, roucoulaient pigeons et tourterelles, jacassaient des pies apprivoisées. Je détaillais furtivement ce spectacle, dont le pittoresque n’apprenait rien à mes yeux. Quand j’eus atteint la dernière péniche, je retournai sur mes pas, observant avec plus d’attention les visages féminins. Je n’aperçus pas Hubertine.

Je m’en revins tristement, retenant mal des larmes. Ma mère me trouva pâlot, me conseilla de me reposer. Je la rabrouai d’un geste maussade. « Félicien n’est pas bien » fit-elle, indulgente. Mon père jugea que c’était la dernière croissance qui me travaillait. J’étais pourtant déjà d’une belle taille. Encore quelques centimètres et j’aurais atteint les cinq pieds six pouces paternels. Je répliquai nettement à tous deux que je m’ennuyais, et qu’il ne fallait pas chercher d’autre cause à ma mauvaise mine. Ce qui fit rire mon père, qui s’écria : « Tu t’ennuies ? La bonne histoire ! À ton âge, moi, je savais bien trouver de la distraction » — boutade qui faillit fâcher ma mère. Je demeurai muet et m’assis dans un coin, où je feuilletai des livres à gravures. Pour la première fois de ma vie, je boudais.

Ma journée se passa dans ce noir. À peine sortis-je quelques instants au cours de l’après-midi. Nous allions nous attabler pour le repas du soir quand une musique bruyante, où stridulaient les notes d’une flûte, se fit entendre dans le lointain. Je sursautai. Qu’était-ce ? « D’où sors-tu donc ? fit mon père. Oublies-tu le bal des mariniers ? Je ne l’oubliais pas, moi, quand j’étais jeune ! » Le bal des mariniers ! C’était aujourd’hui le dernier jour du chômage, et tout à l’heure un bal rassemblerait la marine en une dernière bamboche, avant le départ vers d’autres horizons. Chaque année, cette sauterie était l’événement de Saint-Brice, et il fallait que je fusse bien étourdi pour l’avoir oublié. Que de fois, enfant, j’avais rôdé aux alentours, ému d’une curiosité frénétique ! Le bal des mariniers ! À coup sûr, Hubertine allait s’y rendre, et là, sans doute, il me serait facile de l’approcher…

Vite, je me levai de table, gagnai ma chambre et fis une