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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/27

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toilette de galantin, lustrant mes cheveux, grattant mes ongles. Ma mère s’inquiétait, mais mon père sourit : « Tiens fiston, voilà cent sous. Amuse-toi bien et reviens-nous plus gai. » Je partis d’un pas leste. Le bal se tenait dans une auberge à l’écart de Saint-Brice, « Au Rendez-vous des Mariniers ». Des groupes de jeunes gens stationnaient devant l’entrée, qu’encombraient d’insolents morveux, et je me revis quelques années auparavant, coulant des regards émerveillés dans l’entrebâillement de la porte. J’hésitai. Je redevins gosse. Et peut-être eussé-je rebroussé chemin si de l’obscurité n’avaient surgi trois hommes, qui me dirent bonsoir. Il y avait l’oncle d’Hubertine, dans la péniche duquel j’avais rencontré la fillette, et puis, un rire clair s’égrenant, Hubertine elle-même parut, jolie comme l’amour sous un bonnet blanc tuyauté d’où s’échappaient de lutines boucles brunes. Sans doute riait-elle en pensant à ma défaite aux cartes. Elle me salua par mon nom en continuant de rire, et je me redressai, je pris un air avantageux, je dirigeai tout le monde vers l’entrée de l’auberge, en affectant la crâne assurance d’un habitué de l’endroit. Or, je claquais des dents comme un fiévreux, je sentais le rouge m’envahir les joues et me chauffer les oreilles.

Dans une salle rectangulaire, qu’éclairaient chichement une demi-douzaine de quinquets fumeux, cent couples se trémoussaient aux sons d’une clarinette, d’une flûte et d’un violon, qu’on n’entendait que par échappées tant les danseurs exagéraient les tapements de bottes et de sabots. Des bancs longeaient les murs. Des tables étaient installées pêle-mêle. On servait à boire sur les bancs plus encore que sur les tables. Des compagnons en tablier distribuaient les bouteilles. On buvait debout, un verre unique s’emplissant à la ronde. Les bouchons de limonade pétaradaient. Je fis asseoir mes invités et commandai du vin, du rouge à la bouteille, et du meilleur.

Hélas ! ma timidité d’échappé de collège allait reparaître ! J’avais beau me contraindre à une attitude dégagée, je sentais peser sur moi les regards d’Hubertine, et j’évitais de diriger les miens vers elle. Les deux mariniers