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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/262

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bleus ! — Que rose est votre lèvre rose ! » J’y décrivais le noir grain qui agaçait sa joue : « Indice ardent de volupté — Qu’Amour prête à votre beauté. » Elle en aurait dû rire. Mais non : elle les lisait gravement à plusieurs reprises, m’en remerciait comme des cadeaux sans prix et les serrait dans la pochette de son corsage.

Entre onze heures du soir et une heure du matin, notre bande ayant fait boule de neige tenait, hommes et femmes, trois ou quatre tables de chez Vachette. La rigolade, la grosse farce, la cocasserie, sel et poivre mêlés, y était intarissables. Chaperonnée par Siméonne, Pierrette écoutait gaîment. Une épileptique du rire était As de Pique, secouée par le moindre des mots drôles dont Viallet avait la spécialité. « Je pisse, je pisse ! » gloussait-elle. À la demande générale, la callipygienne Linette Prou, dressée et pirouettante, prestement relevait jusqu’aux reins et rabattait sa chemise, juste assez pour entrevoir le blanc visage lunaire qu’on disait sans pareil. Parfois quelque ordurière interjection de Bibiane traversait la salle, et l’on feignait de se scandaliser. Elle était généralement des nôtres après minuit, Bibiane, qui couchait beaucoup mais choisissait ses têtes, ne passant pas avec indifférence de l’English au Valaque ou au sec riverain du Mançanarès. Nous l’avions eue plus ou moins, tous, Élie Magler excepté, qu’elle repoussait injurieusement. Il n’y avait pas d’antisémitisme, à cette époque, mais elle vouait aux juifs un dégoût incoercible. En vain plaidions-nous la cause de ce pauvre Magler, excellent camarade. Elle éclatait, furibonde et féroce : « Ma merde pour ce youtre, mais pas mon cul ! » Il finit par ne plus venir, navré, quand il la savait en notre compagnie.

Pierrette m’intéressait chaque jour davantage. Devenu son barde personnel, je lui madrigalisais des compliments qui, je le voyais bien, ravissaient sa petite vanité. Les billets rimés que je lui glissais, elle les collectionnait précieusement, chacun me valant un sourire. M’était-il permis de croire qu’ils eussent assez d’action pour forcer le cœur de cette langoureuse blonde, qui partageait nos soirées chahuteuses sous la foi d’une convention de respect ? La révélation en fut pour moi surprenante. Nous étions au