Aller au contenu

Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/268

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
265

Montmartre sacrifiait avec excès au goût récent des beuglants, et il s’en ouvrait de tous côtés, les boulevards de Rochechouart et de Clichy en comptant pour leur seule part une demi-douzaine. Le modeste concert Antoine David, boulevard de Clichy, s’agrandissait, devenait, sous la direction de Renaut, une vaste brasserie chantante où se produisaient des danseuses et des acrobates. Un fidèle public d’artistes et de commerçants y faisait masse tous les soirs. J’y allais avec Framine, à qui tout le monde serrait la main. Une petite danseuse espagnole, la Manola, qui avait été quelque temps du quadrille de la Reine Blanche, y remportait un frénétique succès, dans lequel entrait pour beaucoup l’affolante sensualité que dégageait sa chair fauve, chacun de ses ondoyants mouvements étant pour s’offrir. Des yeux qu’on n’osait pas regarder brûlaient sa face de gitane. Je l’applaudissais à tout rompre. Nous l’emmenions, Framine et moi, boire le champagne — elle ne buvait pas autre chose — à la Nouvelle Athènes, où nous retrouvions quelques bons amis.

Framine n’était pas, comme on dit, « très porté sur l’article ». Il m’abandonnait la place. Je me montrais donc empressé auprès de la Manola, qui vidait coupe sur coupe en riant de mes déclarations bouillantes. Elle était vêtue à la dernière mode ; un immense chapeau à plumes d’autruche se plaquait sur sa petite tête ronde aux lisses cheveux noirs. De gros anneaux tiraient ses oreilles au lobe finement ourlé. Elle parlait le français avec un piquant accent qui était en elle une séduction supplémentaire : « Yo me laisse faire la cour, disait-elle, mais yo défends l’entrée dou jardin. » Elle me permit pourtant un baiser qui goûta ses lèvres. Quelles lèvres ! Elle était de ces femmes dont, croirait-on, la vulve jute sur la bouche. Je me jurai de l’avoir bien que Framine m’eût averti qu’elle avait un amant, un triste sire, et qu’elle ne se donnait qu’à lui.

Je la voyais tous les jours, sans avancer beaucoup, quand, certain midi que je déjeunais à la Nouvelle Athènes, elle fit une entrée noire et, larmoyante, refusant la coupe qu’on lui servait, me dit que son amant était parti, empor-