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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/28

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qui se trouvaient en compagnie de son oncle étaient des lurons de vingt ans, qui, sitôt attablés, la prirent à partie, lui chatouillant la nuque et jouant avec ses franfreluches. J’aurais dû rire de ces agaceries, et cependant je fus assez sot pour m’en émouvoir comme d’une profanation. Des bouffées de chaleur me suffoquèrent. Le sang me sifflait aux tempes. Hubertine, qui se trémoussait sous les chatouilles, eut certainement conscience de mon désarroi, car elle fit cesser le jeu des galants par des tapes d’abord amicales, et qui devinrent impératives. Alors j’osai la regarder et ses yeux rieurs s’arrêtèrent sur moi. Je penchai la tête, saisis mon verre qu’on venait d’emplir et le vidai d’un trait.

Je n’étais qu’au début de mes tribulations. L’un après l’autre, les deux jeunes gars l’entraînèrent pour une contredanse, et j’eus le dépit de la voir mêlée à des virevoltes qui la laissaient ravie. Je ne savais pas danser. À tout prendre, je n’aurais pas eu de peine à surpasser en pirouettes ces rustauds qui réduisaient la chorégraphie à des ronds de bras et des appels de pieds. Mais la crainte niaise d’être plaisanté me retint. « À qui le tour ? Je cherche un cavalier », s’écria Hubertine lorsque, les contredanses finies, elle vint se rasseoir en tapotant son cotillon. C’était une invitation directe. Je m’excusai, prétendant ne connaître que les danses parisiennes, celles des bals de Dijon. « Quéque ça fait ? répliqua-t-elle. Allons, à qui le tour ? » Et comme un grand dadais roussâtre, aux dents brèches sous des lèvres en bourrelets, venait lui offrir la main pour une valse, elle se leva pimpante, souriant à ce monstre, qui l’emporta collée à lui dans le tournoiement des couples.

C’en était trop. Je prétextai l’oubli d’une commission pressée, payai les deux bouteilles servies et gagnai la porte. Je traversai les groupes sans voir personne, dégringolai la route et regagnai la maison. Mon père, surpris, me cria de son lit : « Déjà de retour ? Ben, tu n’as guère eu le temps d’user tes semelles », plaisanterie à laquelle je ne me sentis pas en humeur de répondre. Je défaillais. Je me couchai sans lumière et, la tête enfouie sous les couvertures, je sanglotai silencieusement.