Aller au contenu

Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/29

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
26

Le lendemain, dès l’aube, j’étais debout. Je savais que le départ de toute la flotte de péniches aurait lieu de bonne heure, le bief du canal ayant été rempli dans la nuit. Je courus à l’écluse. J’avais appris le nom du père d’Hubertine, Isidore Caplin, et celui de son bateau, la Brise de Mai. Je découvris le bateau et, dissimulé derrière un bouquet de saules, je guettai l’apparition de celle qui, depuis deux jours, me possédait tout entier.

J’attendis un peu. Une forme blanche, bonichon, camisole et jupe, s’échappa de la cabine. Je reconnus Hubertine et mon émoi fut au comble. Elle vint jeter du grain à des poules qui piaulaient sous une mue placée à la poupe. Elle était seule. Je fis un énergique effort sur moi-même et, franchissant le rideau des saules, je descendis au bord du canal. Elle leva la tête, me vit, me fit un salut amical et disparut.

Anxieux, mais résolu au pire, je me dissimulai de nouveau. Une demi-heure s’écoula. On allait et venait sur le pont. Sans doute préparait-on le départ. Soudain reparut Hubertine, juponnée de bleu, un panier au bras. Légère, elle s’avança sur la planche qui la séparait de la berge. Aussitôt je me découvris et, sans nulle gêne, toute souriante, elle me tendit la main. On pouvait nous voir du bateau, sans compter que mariniers et haleurs étaient nombreux le long de la berge. Mais que m’importait ! J’attirai la chérie, la baisai goulûment sur la bouche, tandis que mes impatientes mains pressaient ses hanches. Elle pâlit ; ses yeux noirs s’éteignirent. À son tour elle m’enlaçait, me baisait le visage. Et comme se faisaient plus ardents mes témoignages attoucheurs, elle jeta un cri, me mordit à la lèvre, s’échappa de mes bras et galopa vers le village, à sabots tapants, sans se retourner.

J’étais radieux. Je revins à la maison, avalai mon déjeuner, rédigeai quelques lettres. Il était huit heures. Quand à neuf heures, je pus retourner au canal, je ne trouvai plus la Brise de Mai. Tout là-bas, au long de la lumineuse ligne droite du bief, les files de péniches se mouvaient lentement, halées par des mulets ou par des hommes. Longtemps, longtemps mon avide regard les