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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/46

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n’avais rien à attendre d’aucune, et cela me désespérait.

Le lendemain, mon père me retint pour apurer ses comptes. Ma mère préparait mon bagage de futur marinier. L’oncle Pouchin goudronnait sa péniche. Encore un peu, et j’eusse renoncé à ma fausse vocation. J’enrageais contre tout le monde et contre moi-même. Le besoin d’une étreinte immédiate me pressait. Que n’avais-je une Sidonie à portée de la main ! Le soir venu, je fis un repas de taciturne et me couchai sans desserrer les dents.

Au petit jour j’étais debout. Fouet en main, suivi d’un jeune chien qu’on m’avait donné, je m’allai promener sur la grande route, hachurée de soleil printanier. Mais je fouettais le chien et ne songeais pas à jouir du soleil. Je m’en revenais, tête basse, quand un gamin courut à moi, me remit une lettre et repartit de toute la vitesse de ses jambes. Agathe, en quelques mots, m’avertissait que sa mère se rendrait à huit heures au marché d’un village voisin, Gérizy, et qu’elle n’en reviendrait qu’à midi. Elle n’ajoutait pas : « Je t’attends », mais cette invitation se lisait entre les lignes. Je me sentis allégé d’un grand poids. J’avais l’ardent désir de posséder ma bonne amie, dont ma boulimie charnelle centuplait les amples séductions. Je ramenai mon chien, fis un déjeuner preste et vins me poster sur un talus dominant la route et l’auberge. Le quart d’après huit heures venait de sonner. Je ne vis personne. Je patientai jusqu’à neuf. Agathe, certainement, devait être seule. Je descendis le talus et pénétrai dans l’auberge, qui était vide. Je montai sans bruit l’escalier. Derrière la porte entrouverte, une forme se mouvait dans la pénombre. J’entrai et la forme se précisa : Maman Lureau !

Je fis « oh ! » et restai là, bec ouvert, tel un paillasse. Elle grogna : « Je vous y reprends, Félicien. Je m’y attendais si bien, qu’à ma place Agathe est allée au marché. Ah ! vous en faites de belles ! » Elle dit cela sans plus de colère, poings aux hanches et branlant du menton. J’eus le même rire niais que l’avant-veille, et je m’en allais sur ce rire lorsque sa main pattue m’attira : « Je vous fais peur ? Mauvais sujet ! Vous mériteriez que je vous fouette ! » Ses yeux sales brillaient comme des éclats de