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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/58

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déplaça pour m’observer mieux. Il croyait n’être pas vu. Je m’arrêtai, il s’arrêta. Ne venait-il pas de se dire, la réflexion cheminant lentement en lui, que mon attente à cet endroit n’était pas naturelle, cette ruelle où l’on ne passait guère étant justement celle que suivait toujours sa maîtresse ? Je craignais alors que Maria ne survînt, qui ne se méfierait pas, et je tournai dans une rue adjacente où, tout à mon aise, je pus méditer sur la ruine de mes projets amoureux.

Il pouvait être onze heures. Je décidai de ne pas revenir aux bateaux et d’aller déjeuner dans une auberge du port, où j’avais déjà choqué le verre. Mais comme je m’y rendais, j’aperçus, venant par là, un certain M. Boulard, fort marchand de bois d’Orléans, depuis longtemps en relations d’affaires avec mon oncle et mon père, et qui presque chaque jour venait bavarder avec moi sur la Mère-Picarde. Tout soufflé de graisse, il portait une longue blouse indigo sur son costume bourgeois, coiffait une haute casquette de chasse. D’aussi loin qu’il me vit, il s’exclama :

— Monsieur Fargèze fils ! Quel hasard ! Bien content de vous voir, monsieur Fargèze. Où diable allez-vous comme ça ?

Je balbutiai, car j’étais mal remis de ma déconvenue de tout à l’heure. Mais M. Boulard ne m’écoutait pas.

— Bon ! bon ! Je vous emmène. Vous déjeunerez à la maison. Sans façons, là. À la fortune du pot, comme on dit chez nous.

Il me prit le bras, en camarade, m’entraîna tout en me racontant une histoire de bois flotté et de justice de paix à laquelle je n’entendis pas grand-chose. Il puait l’eau-de-vie. Brèche-dent, il émettait des postillons qui me grêlaient le visage. Par bonheur, sa maison n’était pas loin. Elle s’annonçait cossue, s’ornait de balcons en encorbellement dont les balustres étaient fouillés de fines sculptures. Une importante scierie s’y annexait, où s’animaient vingt scieurs de long. Je fus présenté à Mme Boulard, grande bringue osseuse, ocreuse, outrageusement poudrée sur ces os et sur cette ocre, qu’un décolletage