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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/59

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accusait jusqu’à l’hémisphère inférieur, puis au jeune Boulard, quatorze ans, tout fleuri de boutons et d’une gentillesse de jeune singe, qu’il me manifesta sur-le-champ par des transports d’allégresse. Il décréta qu’il s’assoirait auprès de moi, que nous jouerions ensemble, que nous ne nous quitterions plus. Il était aussi bouffi que son père et postillonnait non moins que lui.

Or, ce repas à la fortune du pot fut un repas excellent, d’une abondance qui parut magnifique au fils de marinier que j’étais. Dans une salle à manger bourgeoisement riche, une table point préparée pour moi me révéla un luxe de service qui m’était inconnu. Fine gueule, Boulard s’invitait tous les jours chez Boulard. Il mangeait et buvait comme quatre, son meilleur plaisir, disait-il, étant de bien traiter ses clients et amis. Il me versa largement à boire, trop largement, cependant que sa femme, avec de grimaçants sourires, veillait à me repasser les plats. Quant au petit Boulard, il se collait contre moi pour me raconter ses jeux, me soufflant au visage le rôti et les sauces. Nous étions servis par une jeune paysanne menue et vive, jolie comme un cœur, qui allait et venait sans plus de bruit qu’un papillon.

Et l’on causa. M. Boulard me dit sur mon père mille choses flatteuses, me parla de ses affaires, qui étaient prospères, du petit qui allait à l’École professionnelle mais n’y apprenait rien. Bien entendu, j’usurpai sans vergogne le titre de bachelier ès lettres, ce qui me valut un surcroît de considération — et deux grands verres de champagne.

J’échappai non sans peine à ces gens aimables. Je n’en pouvais plus. Le soleil dardait et je sentais bouillonner ma tête. Je me dirigeai vers les péniches dans l’intention d’y faire un somme réparateur.

Précisément, c’était l’heure de la sieste. Tout dormait sur les ponts. On n’entendait que le pépiement aigu des poussins que Balthasar parquait sous une mue. Alors, comme la Ville-de-Nevers, un peu à l’écart, était silencieuse, je résolus d’aller m’y reposer dans une cabine affectée au magasinage et dont j’avais la clef. Il s’y trouvait