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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/63

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me complimenter, du ton le plus naturel, sur mes talents de comptable. Nous partîmes peu après, et ses gestes attoucheurs n’eurent pas l’occasion de se renouveler.

Cet assaut, tout désagréable fût-il, n’avait pas été sans m’échauffer l’esprit. Je vis la Berrichonne occupée à coudre sur l’Avalanche, et son affriolante chair de rousse me parut particulièrement désirable. Hélas ! Balthasar la surveillait et nous « piégea » tout de suite. Je fis mine de ne pas la voir. « Je ne sais ce qu’il a, me chuchota-t-elle tandis que je traversais le pont. Il est comme un diable après moi. » Je me résignai donc à passer sur la Mère-Picarde, où jusqu’à l’heure de la soupe je somnolai sur la comptabilité du bord.

Notre dîner fut triste. Mon oncle payait d’une crise de foie le timide écart de régime qu’il venait de faire. Sitôt levé de table, je vins m’accouder rêveusement à l’arrière, goûtant la douceur de cette soirée de juin. Mais je n’y restai pas longtemps, un spectacle cruel m’y étant offert, celui de Balthasar et de Maria se promenant bras à bras sur la berge avant de regagner leur chambre. Elle me vit, et comme je me retirais je surpris le regard affligé qu’elle dirigeait sur moi.

Je me réveillai, le lendemain, avec d’ardentes dispositions à l’amoureuse offensive. Je me promettais de risquer l’impossible, d’ajouter la ruse à l’audace, pour isoler Maria ne fût-ce qu’une minute. Mais Balthasar avait si habilement réglé le service, que la matinée s’écoula sans m’offrir la plus petite chance de réussite. Vint l’heure de midi. Au déjeuner, mon oncle, qui allait mieux, se montra gai. Il appela la Berrichonne, engagea la conversation sur des questions ménagères, et j’appris que Balthasar avait décidé de ne plus quitter sa maîtresse, qui dorénavant suivrait les bateaux. Un coin leur serait aménagé sur la Ville-de-Nevers. Nouvelle à la fois heureuse et pénible pour moi, qui entrevis quel paradis et quel enfer serait cette cohabitation permanente. Je restai seul, mon oncle se rendant en ville, et dès qu’il se fut éloigné je me mis en embuscade sur la Mère-Picarde, où la Berrichonne, me disais-je, ne pouvait éviter de passer.