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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/64

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Je ne fus pas plus heureux que le matin. Maria me devinait, faisait de longs détours pour ne pas me rencontrer sur sa route. Elle m’adressait des regards chargés de crainte. Mais, étais-je en état de l’écouter ? À un moment donné, comme elle se penchait pour puiser de l’eau, je l’abordai, lui dis en riant qu’elle devenait bien sauvage. Elle se retourna, me montrant un visage bouleversé. « Il vous piège ! fit-elle. Il arrivera du vilain ! » Déjà, les bras tirés par les seaux pleins, elle rebroussait chemin vers la cuisine. Qu’aurais-je pu tenter encore ? Désolé, je m’en allais mains aux poches, sifflotant à contrecœur, et je descendais l’escalier de mon bureau quand la voix furieuse de Nom-de-Dieu retentit. Je remontai, passai la tête, et je vis Maria s’enfuir, poursuivie, houspillée par son amant. L’épiant de loin, l’ayant vue m’adresser la parole, sans doute l’avait-il corrigée devant toute l’équipe. Avec quelle joie j’aurais tenu ce misérable sous mes poings !

Je dormis mal, cette nuit-là, et pour plus d’une raison. Je me reprochais d’avoir laissé frapper la pauvre Berrichonne. Je me voyais lui prodiguant des consolations tendres. Aussi mon excitation fut-elle au comble dans la journée qui suivit, où Maria demeura cloîtrée sur la Ville-de-Nevers. Le jour d’après, je l’entrevis à peine. Je ne vivais plus. Je travaillais avec nervosité. J’en arrivais, moi si bon comptable, à commettre de grossières erreurs d’écritures. C’était d’autant plus fâcheux que des calculs de cubages devaient être établis sans délai, car nous étions sur le point d’appareiller pour nous diriger sur Chalon avec un chargement de traverses. Le troisième jour ne promettait pas de me valoir mieux, quand dans l’après-midi, la sieste immobilisant tout le monde, j’aperçus l’insaisissable rouquine. Dans un recoin de l’Avalanche où l’on serrait la vaisselle et la batterie de cuisine, elle était occupée à dépiauter un lapin. Balthasar devait dormir, comme dormaient ses hommes. Mon oncle venait de se rendre au bureau des ponts-et-chaussées, à un quart d’heure du port. À pas étouffés je me glissai jusqu’à elle et mes bras l’emprisonnèrent. Le couteau qu’elle tenait