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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/98

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l’infanterie et se faisait tirer l’oreille pour consentir au mariage. On voulait me cacher cette histoire, mes relations avec la corpulente fille ne faisant de doute pour personne.

Je rassurai Morizot. Je n’étais pas jaloux d’Agathe, quoique d’avoir échoué là où un cul-terreux avait réussi n’allât pas sans m’humilier devant ma camarade d’enfance qui, me supposant informé, fuyait mes regards, honteuse et redoutant mes reproches.

Certain jour de décembre, mon père me chargea d’aller à Saint-Jean-de-Losne, notre chef-lieu de canton, pour y payer une machine à percer qu’il avait prise à l’essai. Je me fis de cette commission l’occasion d’une agréable promenade. Je suivais la principale rue de la petite ville quand un jeune homme très bien mis m’aborda.

— Comment vas-tu, Fargèze ?

Je restai d’abord interdit, ce qui le fit rire, mais ce rire me permit de l’identifier à un condisciple du lycée, Maurice Gorguet, de qui j’avais été le voisin de dortoir. Une épaisse moustache à l’impériale lui soulignait le nez, qu’il avait d’une longueur peu commune, et cette barre de poils le faisait très différent du Gorguet adolescent. Sa famille habitait momentanément Saint-Jean-de-Losne, M. Gorguet, son père, notaire à Beaune, ayant hérité d’une tante une propriété située à quelques minutes de là. J’eus beau m’en défendre, il voulut m’y amener. Nous rencontrâmes sur la route maître Gorguet, revenant de la chasse avec un lièvre et des perdrix. C’était un bonhomme de petite taille, bedonnant et rouge, l’air un peu rogue, qui néanmoins me fit fort bon accueil. Je fus présenté à Mme Gorguet, énorme femme, coquette, poudrée, mastiquée, façonnière, mais extrêmement aimable. Je croyais avoir sous les yeux tous les Gorguet, quand survint une jeune femme en vêtements de deuil, donnant la main à un petit garçon de trois à quatre ans. Grande, bien faite, brune et pâle, elle ouvrait d’admirables yeux noirs, de ces larges yeux dont on dit qu’ils dévorent le visage. La bouche crispée, le nez finement aquilin rappelaient les traits que les romanciers prêtent à leurs héroïnes farouchement passionnées. C’était la sœur de mon ami, Mme Lorimier, mariée toute