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rer l’ordre, le progrès, la civilisation de la Société. Le rôle de l’État fut et reste, pour eux, positif, progressif.

Ce point de vue est partagé par les socialistes étatistes, y compris les « communistes ». Tous, ils attribuent à l’État un rôle organisateur positif au cours de l’histoire humaine ; ceci, malgré l’abîme qui les sépare des étatistes bourgeois. Cet abîme consiste en ce que ces derniers considèrent l’État comme une institution placée au-dessus des classes, appelée précisément à réconcilier leurs antagonismes, tandis que, pour les socialistes, l’État n’est qu’un instrument de domination et de dictature de classe. Malgré cette différence, les socialistes prétendent, eux aussi, qu’au point de vue évolution humaine générale, l’avènement de l’État fut un progrès, une nécessité, car il organisa la vie chaotique des communautés primitives et ouvrit à la civilisation des voies nouvelles. En conformité avec cette conception de l’État comme d’un instrument d’organisation, de progrès (à certaines conditions), les socialistes prétendent que le système étatiste peut être utilisé, actuellement aussi, comme un facteur progressif, notamment : comme un instrument de libération des classes opprimées et exploitées. Pour qu’il en soit ainsi, il faut que, d’une façon ou d’une autre, l’État bourgeois actuel soit remplacé par un État prolétarien qui sera l’instrument de domination, non pas de la bourgeoisie sur le prolétariat, mais, au contraire, du prolétariat sur les éléments bourgeois et capitalistes. (Voir : Antiétatisme).

Donc, pour les idéologues de la bourgeoisie, le rôle historique de l’État est purement positif et progressif.

Pour les socialistes, ce rôle fut d’abord progressif ; il devint ensuite régressif ; et il peut redevenir progressif. L’État (comme l’Autorité) peut, à leurs yeux, être un instrument ou de progrès ou de régression. Tout dépend des conditions historiques données. En tout cas, l’État, disent-ils, a joué, dans l’histoire humaine, et il peut jouer encore, un rôle positif : celui d’organisation de la vie sociale, celui de création des bases d’une Société meilleure.

Un tel point de vue dépend de ce que les socialistes (les marxistes surtout) conçoivent la vie des sociétés humaines, l’organisation sociale, le progrès social, d’une façon en quelque sorte « mécanique ». Ils ne tiennent pas suffisamment compte des forces librement créatrices, se trouvant à l’état potentiel au sein de toute collectivité humaine dont chaque membre — l’individu — est, pour ainsi dire, une charge d’énergie créatrice (dans tel ou tel autre sens), et qui est toujours un ensemble formidable d’énergies créatrices diverses. Ce sont ces énergies qui, au fond, assurent et réalisent le véritable progrès.

Ne s’en rendant pas compte, concevant la vie et l’activité des sociétés plutôt mécaniquement, les socialistes ne peuvent se représenter l’organisation, l’ordre, l’évolution, le progrès humains autrement que par l’intervention, et l’activité constante d’un facteur mécanique puissant : l’État !

La conception anarchiste se base, par contre, précisément sur l’esprit et l’énergie de création, propres à tout être humain et à toute collectivité d’hommes. Elle renie totalement le facteur mécanique, ne lui attribue aucune valeur, aucune utilité, à aucun moment historique : passé, présent ou futur.

De là, une tout autre conception du rôle historique de l’État chez les anarchistes.

Jamais, à leur avis, l’État n’a joué un rôle progressif, positif quelconque. Commencée sous forme d’une communauté libre, la Société humaine avait, devant elle, le chemin, tout droit, de l’évolution ultérieure, libre et créatrice, de la même communauté. Cette évolution aurait été, certainement, mille fois plus

riche, plus splendide, plus rapide, si sa marche normale n’avait pas été arrêtée et déroutée par l’avènement de l’État. L’activité libre des énergies créatrices aurait amené à une organisation sociale incomparablement meilleure et plus belle que ne le fut celle à laquelle nous amena l’État. Le chemin de ce progrès normal était tout indiqué, lorsque certaines causés naturelles qui, aujourd’hui, n’existent plus, amenèrent à l’avènement des guerres, de l’autorité militaire et, ensuite, politique, de la propriété, de l’exploitation, dé l’État.

L’avènement de ce dernier ne fut donc, à notre avis, qu’une déviation, une régression. Son rôle fut, dès le début, négatif, néfaste. L’État fut, immédiatement et indissolublement, lié à un ensemble de facteurs de stagnation, de recul, de fausse route.

2° Une fois installé et affermi, surtout après être sorti victorieux des luttes qu’il eut à soutenir contre la défensive de la communauté libre, l’État continua son action néfaste. C’est lui qui amena l’humanité à l’état lamentable de bêtes de somme bornées, sauvages, malades, dans lequel elle végète actuellement. C’est lui qui mécanisa toute la vie humaine, arrêta ou faussa son progrès, entrava son évolution, meurtrit son épanouissement créateur qui lui était pourtant tout indiqué. C’est lui, cet assassin de l’humanité libre, belle, pensante et créatrice qui, aujourd’hui encore, prétend guider et soigner sa propre victime : la Société humaine. Et c’est lui toujours qui prétend, par la bouche de fanatiques aveugles, comme par exemple, Lénine, et de leurs adeptes égarés, pouvoir sauver, ressusciter l’humanité qu’il assassina !… Et il se trouve encore des millions d’hommes qui sont prêts à croire à cet assassin masqué et à le suivre !…

Nous ne sommes pas de leur nombre.

Car, à part toutes les autres considérations, nous nous rappelons toujours des constatations de Kropotkine et de plusieurs autres historiens impartiaux qui prouvèrent que les époques d’un véritable progrès accomplis par l’humanité furent précisément celles où la puissance néfaste de l’État faiblissait, et qu’au contraire, les périodes d’épanouissement de l’État furent infailliblement celles où languissait le progrès créateur des sociétés humaines.



Revenons maintenant à la question posée au début de cette étude : Quelle est la raison pour laquelle on nous ordonne de croire, d’obéir, de nous soumettre à une institution qui n’est, quant à sa supériorité ou souveraineté, qu’une fiction, dont les origines sont inconnues, et le rôle historique si néfaste ? Comment expliquons-nous la puissance de ce fantôme, son influence formidable, la « réalité » de sa souveraineté pour des millions de gens ?

La réponse à cette question ne présente plus aucune difficulté.

Ayant réussi à tromper et à briser la communauté primitive et sa résistance, les premiers dominateurs, fondateurs de la propriété, des castes privilégiées et de l’exploitation, instaurèrent donc définitivement un système de coexistence humaine basé justement sur l’exploitation des masses travailleuses par les vainqueurs, leurs aides et leurs fidèles serviteurs. Le système dit État fut, est, et sera toujours un système d’exploitation. Afin de sanctionner hautement et solennellement ce système, afin de l’imposer définitivement et à tout jamais aux masses populaires, afin de lui donner l’air d’une institution supérieure, fatale, souveraine, nécessaire, se trouvant au-dessus du libre arbitre humain, ces castes dominatrices, ces exploiteurs organisés présentèrent ce système sous l’aspect d’une institution