ceux de Pierre de Saint-Cloud, Richard le Lion, Jacquemart Gicleg, et le curé de Croix-en-Brie), assemble les aventures disparates qui gravitent autour de Renart le Goupil, cheville ouvrière de l’œuvre, et seul lien d’unité. Dans une atmosphère de perpétuelle bonne humeur, pétille une malice insidieuse et fine, et, comme celle du fabliau, détachée de l’émotion. Une raillerie aiguisée de satire et nourrie d’irrespect s’y exerce à l’encontre du prochain. Une parodie incessante y promène sans scrupule la noblesse et l’Église, jusqu’au vilain. Et cela dans un style riche et inégal, souvent débraillé, parfois exquis, tantôt obscène. C’est la manière propre à l’esprit même de la race, et déjà entrevue dès les Chansons de geste, mais qui s’est accrue, à chaque étape, d’un piment nouveau, assouplissant son jeu, accumulant les pointes…
On sent dans la mise en scène l’influence de la tradition gréco-romaine. Les réserves désormais classiques de l’apologue sont mises à contribution. Mais aussi cette manne, inépuisable, du folklore populaire, grenier oral des générations. Nous revoyons ― peut-être aussi psychologiquement arbitraires, mais autrement charpentés et vivants que dans les Bestiaires, et d’une autre envergure ― les animaux favoris de l’allégorie. Outre Goupil (vulpeculus) ou Maître le Renard, malicieux et canaille, sans rival dans l’art de faire des dupes, avec dame Hermeline, sa femme, voici Ysengrin, le loup, la convoitise brutale et mal avisée, et sa compagne Hersent. Autour de ces vedettes s’agitent Noble le Lion ; Brun l’Ours, conseiller de Noble, grave, sournois, épais gastronome ; Bernard l’âne, archiprêtre de la cour, qui célèbre les morts illustres ; Tyber le chat, lequel
Se va jouant avec sa queue
En faisant grands sauts autour d’elle
et qui lutte d’adresse avec le renard ; Gimin le singe, imitateur et panégyriste du renard ; Chanteclerc, le coq, trompette ; dame Pinte, la poule… Parmi mille péripéties, Goupil est en lutte permanente avec Ysengrin (c’est le fond du poème) et l’habileté triomphe de la force, l’intrigue l’emporte sur la violence, l’hypocrisie sur le découvert. C’est ici ―sous la forme gaie ― l’apothéose de la ruse. Elle plane au-dessus de tous les épisodes, maîtresse unique et souveraine finale du monde. Grossissement de complaisance, artifice de scénario, mystification littéraire, dans une certaine mesure, certes. Mais, si nous sommes assez loin des idéalités inapprochées de la morale, nous côtoyons peut-être quelque face éternelle des réalités de l’Univers. Voici des traits : Renart, dans le puits, en sort en faisant descendre Ysengrin à sa place ; Renart mène Ysengrin à la pêche : il creuse un trou dans la glace, la queue d’Ysengrin y reste ; Renart excite le corbeau à chanter et lui vole un fromage. Il engage Tyber à remuer la cloche. Brun laissa sa peau dans la fente d’un chêne dont Renart a fait sauter les coins…
Le Roman de Renart, en sa prodigieuse diversité, ses ramifications désordonnées, son exubérance décousue, s’affilie au meilleur des fables primitives. Il a la vigueur inventive et la chaude concrétisation des fables indiennes. L’épopée burlesque de Renart, cette fable aux cent voix, où le rire s’insoucie de la moralité, demeure dans notre langue un monument de riche imagination fiancée à de précises qualités littéraires.
Avec la Renaissance (xve et xvie siècles), revit la vogue des fables latines. Abstemius, auteur italien du xve siècle, dans son recueil Hecatomythium, nous
Mais, parallèlement, continue à se développer la fable de langue française. Ses auteurs, mieux dégagés de la culture livresque, cueillant à même dans le courant populaire, apportent à l’édifice grandissant de leur langue quelques solides joyaux. Rabelais (1483-1553) fournit au genre quelques verveux récits, « onguents pour la brûlure des soucis ». Rabelais, le païen plantureux de Gargantua et de Pantagruel, chantre des appétits de nature, thuriféraire de la libre joie de vivre :
Mieux est de ris que de larmes escrire
Pource que rire est le propre de l’homme.
Rabelais, pourfendeur des chaînes et des lisières, fondateur de Thélème, utopique abbaye de « Fais ce que vouldras » :
Cy n’entrez pas, hypocrites, bigotz,
Vieux matagotz, marmiteux, boursoufflés…
Cy n’entrez pas, maschefains, praticiens,
Clercs, basauchiens, mangeurs du populaire…
Cy n’entrez pas, vous, usuriers chichars,
Briffaulx, leschars qui toujours amassez…
Bonaventure des Périers (1500-1544), valet de chambre de Marguerite de Navarre, qui entre pour une bonne part dans les contes de cette princesse (Heptaméron), nous donne ses Nouvelles récréations et joyeux devis, vifs et enjoués, entre autres : D’un Singe et d’un Abbé… ; Le Singe et le Savetier Blondeau ; La comparaison des Alquemistes à la bonne femme qui portait une potée de lait au marché et qui, « en disant hin », comme « le beau poulain tout gentil » qu’elle caresse au sommet de ses bâtisses chimériques « se prend à faire la ruade » et met tous ses rêves par terre… Puis viennent les contes et discours d’Eutrapel, de Du Fail (1556), historiettes morales, les fables rimées de Corrozet, de Philibert Hégémont, et surtout les Narrations fabuleuses de Guillaume Guéroult (1558) ; Le Coq et le Renard ; la fable morale du Lion, du Loup et de l’Âne (qui deviendra, avec La Fontaine : Les Animaux malades de la Peste) :
Du riche le forfait
N’est point réputé vice ;
Si le pauvre mal fait,
Mené est au supplice !
Et les fables de Guillaume Haudent : de l’Héronde et des autres oiseaux ; d’un mulet et de deux viateurs ; d’un coq et du diamant ; d’un taon et d’un lion ; des membres humains vers le ventre ; d’un pasteur et de la mer ; d’un avaricieux ; de la goutte et de l’Yraigne, etc., la confession de l’âne, du renard et du loup :
Pas n’eût si tôt ce pauvre âne fini
Son dit propos, que le renard et loup
Ne soient venus à crier bien à-coup :
O meurtrier et larron tout ensemble…