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Enfin, par sa culture demeuré moyen âge, à peine effleuré par la Renaissance, le poète aimable, mais sans chemins nouveaux, intelligence encore bien plus que sentiment ; le conteur au style élégant, parsemé de mots piquants du vieux langage, dispensant au rude esprit du passé une grâce à la mesure des cours, une clarté déjà voltairienne ; le Clément Marot (1496-1544) des Épîtres à son « ami Jamet, au roi pour avoir été desrobbé », et de la ballade de frère Lubin, tout en notes légères, en touches aisées, en ironies à peine appuyées ; le poète que Boileau consacre et qu’admire Fénelon, que La Fontaine appelle son maître ! Marot nous dit la belle fable :

C’est assavoir du lyon et du rat

dans laquelle lion

Trouva moyen, et manière, et matière,
D’ongles et de dents, de rompre la ratière
Dont maistre rat eschappe vistement,
Et, en ostant son bonnet de la teste
A mercié mille fois la grand beste…

ce qui, par bon retour, lui valut que le rat vint couper à son heure « et corde et cordillon » :

J’ay des cousteaux assez, ne te soucie,
De bel os blanc, plus tranchant qu’une sye ;
Leur gaine, c’est ma gencive et ma bouche :
Rien coupperont la corde qui te touche…

Tant fut

Qu’à la parfin tout rompt.
… Nul plaisir, en effect,
Ne se perd point, quelque part où soit faict,

Nous sommes à la Renaissance. Un effort vers les lignes profondes de la beauté antique tente d’arracher la philosophie à la desséchante scolastique, les lettres à la domesticité, la poésie à sa condition vulgaire d’amuseuse. Sur les bases d’un humanisme régénéré se dessine la délivrance de la pensée personnelle, qu’une expression adéquate va fixer, s’ébauche un art fier, réglé au rythme de l’âme, qui n’appellera plus le rire applaudissant. Cet élan de libération qu’impulsa Pétrarque, auquel participent, jusqu’à s’y égarer, Ronsard et la Pléïade, ramène au sentiment la source de la poésie « une naïve et naturelle poésie », capable d’exprimer avec sincérité les plus intimes réactions de l’individualité au contact de la vie, apte à devenir, comme dira Brunetière « la réfraction de l’univers à travers un tempérament »…

Si menus et accidentels que soient les apports directs de Ronsard (1524-1585) et de son école au genre de la fable, son évolution n’est pas sans se ressentir d’une influence qui ébranle toute la littérature… Des écrivains de ce groupe qui donnent quelques œuvres à l’apologue, citons Antoine de Baif (1522-1589), auteur des Mîmes, imitateur fécond mais un peu châtié de Théocrite et de Virgile, esprit érudit, poète naïf, au style trop facile, avec Le Loup, la Mère et l’Enfant

Un enfant que sa mère
Menaçait pour le faire taire
De jetter aux loups ravissans

et Vauquelin de la Fresnaye (1538-1608) poète agréable aimant la nature, attaché à suivre « Horace pas à pas », dit Sainte-Beuve. Il débute par des pastorales (Foresteries, Idyllies) et compose ensuite des satires (ou épîtres morales) qu’il regarde comme devant « défricher les vices et planter en leur lieu des vertus »…

Nous en tirons Le Rat et la Belette. Une belette,

De faim, de pauvreté, grêle, maigre et défaite
Qui, entrée par un pertuis dans un grenier à blé,
Gloute, mangea par si grande abondance
Que comme un gros tambour s’enfla sa grosse panse…

et dut entendre, d’un « compère de rat » le sage et dur conseil :

Si tu veux ressortir, un long jeûne il faut faire,
Que ton ventre appetisse il faut avoir loisir,
Ou bien, en vomissant, perdre le grand plaisir
Que tu pris. en mangeant…

Puis vint Mathurin Régnier (1573-1613). Peintre averti des, mœurs, il capte l’essentiel des physionomies, le projette en tons précis pris à même sa palette nourrie. En claires images, il nous renvoie ses visions, fixe en satires lumineuses, d’un objectivisme tout classique, le mouvement et les hommes de son temps. Du Mulet, le Loup et la Lionne, détachons :

Jadis un loup que la faim espoinçonne
Sortant hors de son fort, rencontre une lionne
Rugissante à l’abord, et qui montrait aux dents
L’insatiable faim qu’elle avait au dedans ;
Furieuse, elle approche, et le loup qui l’avise
D’un langage flatteur lui parle et la courtise ;

et survient le mulet, proie commune, que le loup tâche à circonvenir et qui…

…Étonné de ce nouveau discours,
De peur, ingénieux, aux ruses eut recours…

Cette fable en essor, que Marot affine de sa grâce, où la Pléïade éveille l’émotion, Régnier la fait riche de couleur : Biens valeureux, hélas ! qui s’échelonnent. Ornements toujours solitaires qui parent, certes, mais font dire : telle a de l’élégance, telle autre est sensible, celle-ci pittoresque ; du joli, dans les fables, se succède… De ces flambeaux, qu’un à un soulève le talent, et qu’une main, d’un bloc, jamais n’étreint, qui fera vivre ensemble les flammes, toujours mourantes au berceau de leurs sœurs ?…

La Fontaine (1621-1695) et la Fable

Mais le poète naît, qui joint les dons épars, allume en torche les flambeaux, dresse la fable aux multiples lumières… Seul ―vingt siècles et plus ont passé ―parfait l’idylle tâtonnante, allie, groupe rythmique, la trame à la forme imagée, marie enfin, dans l’harmonie, le style et le sujet, le Bonhomme génial qu’est Jean de La Fontaine. Dans sa tête balourde et ses yeux sans éclat mûrit le clair poème qui se rira des ans…

L’homme est une curieuse figure. Né dans l’aisance. mais dégagé des contingences, La Fontaine plane au dessus des matérialités et « mange son fonds avec son revenu ». Il est dans l’existence comme un enfant, « presque aussi simple que les héros de ses fables » dira Voltaire, et, son bien dilapidé, s’attable sans gêne chez ses nourriciers. Il s’abandonne au parasitisme par inconscience profonde sans en apercevoir l’indignité. D’abord marié, mais si peu mari, il oublie vite les exigences conjugales, que le sentiment ne sanctionne point, et retourne, en garçon, au libre aller de sa jeunesse. Négligent et volage, et d’une étourderie décevante, il garde à ses protecteurs une fidélité désintéressée, revient, jusque dans l’exil, à ceux dont l’indépendance est un titre de plus à son amitié. À Fouquet, son bienfaiteur, que la préférence royale abandonne, il offre, geste osé, touchant attachement, son Élégie aux Nymphes de Vaux. Loin des salons officiels, il fréquente Mme  de la Sablière, Mme  de Sévigné, La Rochefoucauld, Saint-Evremond, favoris disgraciés, critiques à l’index… Ce qu’on appelle « son égoïsme n’est que l’instinct naturel, que l’éducation et la civilisation n’ont ni entamé, ni compliqué. Il ne contient ni ambition, ni avarice, ni intérêt : il est tout spontané et de premier mouvement. Le calcul et la réflexion en sont absents… le senti-