Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/138

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
FAB
746

ment peut tout sur ce grand ingénu. Aucun devoir ne le retient, quand il n’aime pas ; aucun intérêt quand il aime ». (G. Lanson.)

Nous sommes au grand siècle. Côte à côte, avec toute une noblesse déracinée, une pléiade d’écrivains et d’artistes lumineux gravite dans le cercle d’une cour somptueuse, astres subalternes, satellites du Roi Soleil. Sous le lustre éclatant, après les empressements bas, l’intrigue sinueuse, il y a « bon souper, bon gîte, et le reste… ». Et, franchi le fil doré où cette quiétude en rond s’organise, vous guettent l’incertain et la bise, et la faim. La Fontaine n’échappe pas à l’attraction du centre. Il rejoint ― non sans mollesse cependant ― dans l’orbe du trône ses contemporains, s’essaie à conquérir l’attention du souverain. Mais son insouciance native, son humeur primesautière, son inaptitude au mensonge ― « il n’a jamais menti de sa vie », dit son ami Maucroix ― et surtout ces inadvertances légendaires en font un fâcheux courtisan. À la cour, d’autre part, il se faut contrefaire, contraindre ses penchants. Un malaise bientôt le gagne en tout ce convenu ; le tapage l’excède, et tant d’afféteries… Puis ce bohème, loup vagabond, s’accommode mal de la chaîne. D’impérieuses sollicitations montent de son instinct nomade…

Solitude, où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais ?
Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles ?
Quand pourront les neuf sœurs, loin des cours et des villes
M’occuper tout entier…

(Le Songe d’un Habitant de Mogol.)

Aussi ses approches assez tôt se relâchent. Et il regagne, au large, l’étendue qui l’attire.

Les forêts, les eaux, les prairies,verse
Mères des douces rêveries,

suivi de la méfiance ― inquiète au fond et sourdement hostile ― du monarque.

On se gausse, en société, de ses méprises. Ses apartés, ses absences amusent les convives. Et il faut, à table et dans les réunions, se contenter de cela. Car il vient mal à la conversation et son esprit n’y paraît point. Il est toujours en dehors du moment. De l’horloge aux cadences déconcertantes le balancier oscille à contretemps. Le désaccord entre ses mouvements et le rythme intérieur résonne en quiproquos. Et l’on parle du ridicule de cette « machine sans âme » dont on attendait des merveilles… Il est l’inconstance même. Des distractions sans nombre bousculent ses projets, se moquent de ses résolutions. Au sérieux un instant convaincu, on le revoit, la minute d’après, regagnant d’un pas serein la « faute » condamnée. Sa raison est dans son rêve, non dans les gestes quotidiens. Le songe est son milieu vibrant. Là, seul et retrouvé, lui tout à l’heure perdu dans le dédale de ses jours, il apparaît enfin dans la plénitude de lui-même…

De La Fontaine, disciple d’Épicure ― il y a du Rabelais, un Rabelais plus artiste, dans son épicurisme ― et qui s’écrie :

Volupté, volupté, qui fus jadis maîtresse
Du plus bel esprit de la Grèce,
Ne me dédaigne pas, viens-t-en. loger chez moi ;
Tu n’y seras pas sans emploi ;
J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout…

(Psyché.)

Du Bonhomme distrait, jouisseur, d’aucuns ― alors et plus tard ― ont critiqué l’égocentrisme « immoral ». Que n’ont-ils, sans plus, interrogé la logique

d’un tempérament ? Que n’ont-ils regardé, sous l’apparent dualisme, ce libre jeu : dans la vie quotidienne, toute en sensations, la mécanique à peine contrôlée des instincts ; dans la vie profonde (pensante et sub-pensante), thésauriseuse d’images, la filmation, sans frein, du génie ? Ils auraient vu que le bon animal ― eh ! que sert-il, ici encore, de parler de moralité ! ― a permis le bel artiste, que la machine a favorisé la matière de l’âme, et qu’à l’intensité sensorielle nous devons la possibilité créatrice, et l’œuvre, qui importe avant tout à nos générations et sans laquelle, depuis longtemps, l’homme serait mort dans nos mémoires, eût-il été un parangon de vertu…

La Fontaine est un contemplatif. La flânerie l’appelle. Il s’y complaît.

Errer dans un jardin, s’égarer dans un bois,
Se coucher sur des fleurs, respirer leur haleine,
Écouter en rêvant le bruit d’une fontaine,
Ou celui d’un ruisseau. roulant sur des cailloux,
Tout cela, je l’avoue, a des charmes bien doux.

(Songe de Vaux.)

De cette nature en perpétuel émerveillement, il palpite à l’unisson… Le voici dans sa retraite. Dans l’oubli sont descendus les bruits du monde. Mais le brin d’herbe susurre sa peine. Le ruisseau clapote son désir. Les arbres, bras dressés, bousculent leurs clameurs ou, mollement, confient. Et geint la terre ou palpite, énamourée. Et parlent, et vibrent, tous les compagnons des plaines, et de l’onde, et des bois : les bêtes éloquentes. Jusqu’aux infimes, riens animés gros de mystère. Et le rêveur sent frissonner leurs voix. À son cerveau, harpe tendue, elles montent et s’accordent, tableau animé de la fable… Il va l’emporter, en son intensité frémissante, sur la pellicule si impressionnable de son récepteur merveilleux. Et, dans la tension recueillie où l’œuvre s’élabore, quand son imagination, autour du thème arrêté, voltigera, il reviendra, à point détaché, prodigue d’éléments, généreux d’harmonies…

Car ce poète n’entend pas nous léguer, selon le caprice inné de son inspiration, le luxe de ses sensations accumulées. Cette fable, qui est au sommet d’une longue et patiente recherche ― il lui a fallu dix lustres de sa vie pour y atteindre ― et qui éclot dans la maturité conquise de son génie, il la conçoit et la désire, en son scrupule et sa vision, pleinement belle. Le fablier fantasque est un fixateur laborieux. Il pratique de Boileau la méthode obstinée : jusqu’au parfait sur le métier remet l’ouvrage. La rigoureuse proportion, la gradation circonstanciée, la balance consonante ou contrariée du rythme, cette fluctueuse ou limpide poésie, il les, tient d’une tâche consciencieuse d’artiste… Non seulement luxuriant, évocateur, original, mais cohérent, solide, mesuré est le chef-d’œuvre qu’il nous offre.

Avant d’aborder la fable, La Fontaine s’essaie aux compositions d’envergure : comédie, tragédie, épopée héroïque. Mais il laisse sur le chantier son Achille. Son Eunuque ne voit pas la rampe. Et son Adonis n’est ―il le dit lui-même ― qu’un « embellissement ». Aussi, aux Corneille, aux Racine, il abandonne bientôt la tragédie. Au génie de Molière, il renonce à disputer la comédie et délaisse le lyrisme au souffle soutenu. C’est sa nature : il n’a pas la ténacité des longues entreprises. « Les longs ouvrages me font peur », dit-il. Il s’en évade involontairement, ailleurs sollicité : « Ne pas errer est chose au-dessus de mes forces ». Psyché, Philémon et Baucis se ressentent aussi de ces dispositions. Il faut un genre adéquat à son génie papillonnant. Et il écrit, encore à la poursuite de son art, ses Contes, savoureux et galants, où il se