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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/139

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FAB
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joue, dans le tour badin de Marot. Fils du terroir champenois, de cette terre même des fabliaux, ses contes ― imités surtout de Boccace ― en ont le sel et la gaillardise. Ils sont moins spontanés cependant, d’un artifice déjà littéraire et d’un libertinage plus abstrait que sensuel. Cependant qu’une malice spirituelle et plus pénétrante les allège jusqu’à relever parfois de satire le commun risqué du récit… Certains même, folâtrant d’aventure hors des alcôves d’Éros, où sévissent feintes et cocuages, prennent déjà le chemin de la fable. Ainsi : Le Juge de Mesis, Le Glouton, Le Paysan qui avait offensé son Seigneur. Puis le conte s’épure et se condense. Le « solide », comme dit La Fontaine, s’y dessine et le thème évolue, le style se libère. Et c’est la fable…

Dans cette « sorte de terrain vague à la porte de la cité étroite et rigoureuse gouvernée par Boileau » (Larousse), il s’installe en enfant gâté du caprice qu’encourage l’appui souriant des Muses. Il va, vient, bouleverse le domaine et l’emplit tout entier, portant sa féerie en ses recoins éblouis.

Papillon du Parnasse ; et semblable aux abeilles
À qui le bon Platon compare nos merveilles :
Je suis chose légère et vole à tout sujet,
Je vais de fleur en fleur, et d’objet en objet…

(Discours à Mme de la Sablière.)

Et « telle fable est un conte, un fabliau, exquis de malice ou saisissant de réalité : Le Curé et la Mort ; La Laitière et le Pot au Lait ; La jeune Veuve ; La Fille ; La Vieille et ses deux Servantes. Telle une idylle : Tircis et Amarante, Daphnis et Alcimadure. Telle, une élégie : Les deux Pigeons… » (G. Lanson : Littérature française). Nombre sont encadrées dans des épîtres, des discours, des causeries. Telle s’attaque à l’astrologie, une autre à la théorie cartésienne, ici ode à la solitude, ailleurs églogue, partout lyrisme débordant… Tour à tour épique ou plaisante, dramatique et moqueuse, héroïque et familière, et souvent, dans le même temps, un peu tout cela, et supérieurement tissée de l’étoffe légère des contes, la fable prodigue son poème aux facettes mouvantes. Des sphères inventives aux sciences naturelles, de la farce bouffonne à la philosophie, et des confins de Plaute jusqu’aux rives du Dante, s’étend le champ fécond du genre rénové…

La Fontaine s’instruit. Il voyage dans le passé, remonte aux origines. Il connaît la fable indienne, rend hommage au « sage Pilpay ». Il loue Homère, « le père des Dieux ». Il s’entretient avec Hésiode, Horace et Théocrite. Il lit les Bucoliques de Virgile ; manie, de Novelet, le Mythologica Esopica. Il emprunte au trésor des meilleurs devanciers : les Ésope, les Phèdre et leur savoir le guide et leurs erreurs le gardent. Il se penche, au moyen âge, sur Babrius, Avianus, s’intéresse aux Bestiaires et aux Ysopets, frôle les aventures de Goupil. La Renaissance le retient. Il s’arrête avec Rabelais, esprit ouvert, truculent diseur, et feuillette Bonaventure des Périers. Il interroge les fables d’Haudent. Il goûte de Marot « l’élégant badinage », et sa grâce l’influence, et le suivra ; converse avec Régnier au parler pittoresque. À leur commerce s’affine son langage, sa forme se précise… Nourri à ces banquets multiples : légendes primitives, mythologie polythéiste, traditions populaires, floraison classique, le voilà qui s’élance. Ces « inventions, si utiles et tout ensemble si agréables, malgré que l’apparence en soit puérile » il va, croit-il modestement, seulement les parer d’un attrait oublié. Estimant qu’après les fables de ces « grands hommes » dont il loue « la simplicité magnifique », il ne ferait rien « s’il ne les rendait nouvelles par quelques

traits qui en relevassent le goût », il s’est mis en tête, se référant aux enseignements de Quintilien, de les égayer d’ « un certain charme, un air agréable qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux ». Et « faisant marcher de compagnie les grâces lacédémoniennes et les muses françaises », il entend « à la manière ingénieuse dont Ésope a débité sa morale ajouter les ornements de la poésie »… Tant et si bien que ce peu qu’il apporte est une corbeille, à pleins bords, d’attributs inconnus et de beautés nouvelles. Et que la fable en est, à jamais, rayonnante…

Ne crée-t-il pas ― il invente rarement le sujet ― et prend-il leur thème aux Novelet, Ésope, Avianus, Haudent, son talent prodigieux l’assimile et le fait sien, sans plagiat. Il possède cette faculté d’absorption qui lui permet d’incorporer tous les apports, jusqu’aux plus ternes, et d’en constituer, mêlés à ses propres matériaux, le plus imprévu des amalgames. Du creuset de son génie, ils sortent transfigurés, méconnaissables… Aussi loin de l’éparpillement des récits indiens ou moyen-âgeux que des discours trop froids et sermonneurs de l’antiquité, la fable de La Fontaine est une gerbe colorée aux proportions harmonieuses. Dans un cadre aux lignes décisives, elle se situe en des raccourcis saisissants. Les touches du décor sont nettes, sans vaines fioritures. Le milieu surgit, pittoresque, où s’affrontent, au naturel, des personnages intensément mobiles et vivants. Cette fable, à un haut degré, est action. Les héros favoris de l’auteur, des animaux pour la plupart ― « hommes, dieux, animaux : tout y fait quelque rôle » ― ne sont pas de pures silhouettes dont une narration minutieuse dessine les contours. Leur caractère, fréquemment, jaillit de leur jeu même, à travers des scènes alertes. Ce sont les péripéties, suggestives, qui en assurent le relief. Et quelque périphrase picturale en fixe d’ordinaire à jamais l’essentiel…

xxxxxxxdans la saison
Que les tièdes zéphyrs ont l’herbe rajeunie


ou :

Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Le héron au long bec emmanché d’un long cou…


ou encore :

Un ânier, son sceptre à la main,
Menait, en empereur romain,
Deux coursiers à longues oreilles…

Peintre paysagiste, peintre « animalier ». peintre de caractères !…

Quant à la moralité, elle se dégage, le plus souvent, des attitudes, et comme un réflexe de nos sensitifs (Voyez : Le Loup et le Chien, Le Chêne et le Roseau). Lorsque, toujours rapide, elle surgit (exorde ou conclusion) elle n’apporte guère qu’une formule toute prête ― résumé lapidaire de nos constatations ― pour cristalliser notre jugement. (Ainsi, « La raison du plus fort est toujours la meilleure » ou « En toute chose il faut considérer la fin »). Et, sans l’épilogue du rideau, la fable, conte prenant, comédie complète, possède sa suffisance : il n’ajoute rien à sa gloire.

Et ce n’est pas non plus la similitude voulue, la parenté souvent exacte des états d’âme que le fabuliste anime chez nos frères inférieurs, ni les sentiments pareils aux nôtres que leurs conflits ébranlent, ni la pression ― infuse ou proclamée ― qui s’exerce, à la faveur de ces parallèles, sur notre conduite, ce ne sont pas ces rapprochements qui assurent aux fables de La Fontaine leur pérennité. Tant d’ « histoires naturelles » du Bonhomme ― d’un siècle où fut méprisée la nature ― sont assez pittoresques ; tant de fresques assez représentatives ; tant de situa-