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pas dans le foyer, venant troubler la quiétude relative dans laquelle s’écoule la vie de sa petite famille.

« La richesse et la fortune, disent certains, sont le produit de l’épargne et de l’économie ». Nous savons ce que vaut une telle affirmation, et ceux qui la propagent seraient bien embarrassés de donner des preuves à l’appui de leur assertion. Où est-il donc ce pays rêvé, ce pays heureux, cet Éden où le travailleur a la possibilité de vivre et d’épargner une partie de son salaire ? Il n’existe pas évidemment, c’est un royaume des cieux pour les pauvres d’esprit. Non, la richesse n’est pas le fruit du travail et de l’économie, elle est le fruit de l’oisiveté et de l’expropriation ; elle est le produit du vol et de la rapine, elle est la conséquence du travail de la majorité au profit de la minorité. Si économie est synonyme d’ordre, eh bien ce n’est pas au peuple qu’il faut prêcher l’économie, mais à ceux qui le dirigent, qui le gouvernent, et qui pataugent en plein dans le désordre.

En toute sincérité et sans aucun parti-pris, peut-on qualifier d’ordonnée, l’économie politique et sociale des sociétés modernes ? Si l’économie politique est « la science qui traite de la production, de la répartition des richesses, et l’économie sociale, la science de l’ensemble des lois qui régissent la société et ses intérêts », on peut dire que l’économie politique et sociale actuelle a fait totalement faillite et qu’en conséquence elle est condamnable.

Qu’est-ce que l’économie politique et sociale, ou plutôt que devrait-elle être ? Une science qui étudie les phénomènes découlant des transactions entre les hommes ; qui tient compte des besoins et des aspirations de la collectivité et de l’individu, et qui permette de maintenir l’ordre, au sein de la grande Cité commune que pourrait être l’humanité. Or, une telle science ne peut être féconde qu’à l’unique condition d’être à l’abri de toute autorité officielle, et débarrassée de tout parasitisme gouvernemental. C’est tout le contraire qui se produit dans l’économie politique et sociale moderne, et c’est au pouvoir central, au gouvernement que l’on confie la tâche économique d’assurer la prospérité de la nation et, par extension, du monde entier. Les exemples sont trop nombreux pour qu’il nous soit utile d’insister sur le rôle que joue un gouvernement. Dans l’entreprise qui lui est confiée et qu’il a la charge de mener à bien, il n’y a qu’une sorte d’intérêts qui le préoccupe, et ce sont ceux du capitalisme ; comment pourrait-il alors travailler utilement à satisfaire aux besoins de la collectivité ? Toute l’économie politique et sociale moderne est basée sur des principes faux et erronés et c’est pourquoi elle ne donne que des résultats négatifs.

D’autre part, la plupart des économistes furent et sont des livresques, qui ne touchent le peuple, le vrai, que de très loin et sont, par conséquent, incapables d’en connaître les besoins. Sans contester la valeur de leurs travaux, surtout au point de vue de la production, et tout en tenant compte de l’apport de leurs recherches, qui compose petit à petit le bagage intellectuel de l’humanité, c’est surtout sur le terrain social que leur économie se manifeste inopérante ; c’est qu’elle ne repose pas sur des bases solides, et que tous les économistes ou presque furent des réformateurs et non des destructeurs d’abord et des constructeurs ensuite.

Turgot, par exemple, fut un grand administrateur et un éminent économiste. Nous ne pousserons pas le ridicule jusqu’à lui reprocher de n’avoir pas été anarchiste. Ce fut pour son temps un homme de progrès. Intendant à Limoges, puis ministre des Finances de Louis XVI, il avait rêvé de grandes réformes et désiré mettre un peu d’ordre dans les caisses du roi de France. Adversaire de la routine — devant laquelle du reste il se brisa — il voulut établir la liberté du commerce et de l’industrie, abolir les corvées par tout le royaume, supprimer les

abus de la féodalité…, etc. Ses projets étaient imbus d’une certaine indépendance, et cependant il ne put les réaliser, justement parce que toute son économie politique et sociale reposait sur « la réforme ». Ce qu’il ne put faire, lui, la Révolution française le fit à peine dix ans après sa mort. Le peuple moins instruit, moins éduqué, sut imposer par la violence, ce qui provoqua la disgrâce de Turgot, et pourtant il est probable que Turgot, baron de l’Aulne, noble par naissance, eût s’il avait vécu, soutenu et défendu la monarchie contre le peuple révolutionnaire.

Et c’est l’erreur grave de tous les économistes de chercher à vouloir confondre et associer les intérêts d’une collectivité alors que cette collectivité est séparée à sa base et est appelée à se diviser de plus en plus. Ce fut l’erreur de tous les économistes du passé et c’est encore l’erreur d’un des plus sérieux des économistes modernes : M. Charles Gide.

De nos jours plus que jamais l’économie politique et sociale du monde est dans le marasme. Les conflits se succèdent ; on leur trouve une solution provisoire, momentanée, mais ils éclatent ensuite avec plus de violence et de ténacité. La guerre entre le travail et le capital devient de plus en plus intense, plus brutale, plus terrible et naturellement, en connaissant les causes, les économistes, cherchent les remèdes. L’unique remède susceptible d’assurer la paix sociale, ils le rejettent avec dédain, bien que toutes les méthodes basées sur le réformisme aient définitivement échoué à leur application. Afin de calmer l’effervescence populaire on lui propose, de temps à autre, certaines modifications dans l’exploitation qu’il subit et c’est ainsi que, dans certaines industries, le travailleur a une participation aux bénéfices, qu’il lui est alloué une somme supplémentaire en raison de ses charges de famille, que se sont créées des coopératives de consommation et de production, etc., etc… Tous ces moyens sont restés et resteront inefficaces et ne peuvent qu’asservir le travailleur et le river un peu plus fortement à sa chaîne.

Dans un ouvrage qu’il fit paraître récemment, un ouvrier, H. Dubreuil, croit trouver dans ce qu’il appelle « la République industrielle » l’apaisement à tous nos maux. Son étude est digne d’intérêt, mais nous ne pensons pas cependant que là soit la solution du problème, car Dubreuil veut, lui aussi, améliorer le sort du travailleur en réformant le mode de production. « La crise économique ne peut être résolue que par le travail, mais ce travail ne peut être fécond que si l’ouvrier a sa liberté. Organisons donc le travail en « commandite d’atelier », tel qu’il existe déjà dans l’imprimerie, et la production en sera intensifiée.

Telle est la thèse soutenue par Dubreuil qui déclare à l’appui de celle-ci : « Quiconque est né et a vécu dans les couches les plus profondes de la classe ouvrière, sait combien il est commun d’entendre affirmer qu’on aime mieux y vivre de pain et de fromage, dans une situation indépendante, que dans un bien-être relatif en travaillant « chez les autres ».

Il est évident que la liberté dans le travail mettrait fin à bien des conflits, et si une telle formule était pratiquement matérialisable personne ne s’opposerait — du moins parmi les amis sincères et dévoués de la classe ouvrière — à l’application d’une telle méthode de production. Mais nous la croyons irréalisable en régime capitaliste et l’expérience nous donne raison.

Comme le démontre pourtant avec clarté Dubreuil, dans le premier chapitre de son ouvrage, le droit au travail n’existe pas dans les sociétés modernes. Ce qu’il faut ajouter, c’est qu’il n’existera jamais, qu’il ne peut pas exister, tant que subsistera une parcelle de capitalisme. Le droit au travail n’existant pas, la liberté dans le travail ne peut être que relative, subordonnée à un nombre incalculable de facteurs d’ordres écono-